Sur la plus haute tour, m’avait dit mon ami, sur la plus haute tour monte., et regardez les lumières la nuit. Ainsi je suis monté, si haut qu’on peut monter. Je n’étais point inquiet. Je savais ce que j allais voir. On me l’avait dit. J’allais voir la féerie des lumières. Il faut bien que je l’avoue de la lecture des journaux et de mille conversations, une notion était née en moi de la lu-mière à l’Exposition. Mille jugements contradictoires circulent sur l’Exposition vue en plein jour. A regar-der des maisons, des meubles et des objets usuels, le visiteur moyen n’acquiert point facilement une certitude. Et le visiteur moyen n’aime point à se poser d’humbles problèmes sur la maison, l’objet ou le meuble. Cela est immédiat, concret, utile. Chacun y peut apporter sa propre messire, j’allais dire — empruntant cette expression à Le Corbusier — sa mesure d’homme en série. Mais le visiteur moyen veut une réponse globale, selon toute l’histoire et toute ‘esthétique. Il ne quitte point l’Expo-sition sans avoir décidé si l’Art décoratif est en progrès ou en décadence et sans avoir jugé à nouveau le conflit des anciens et des modernes. Ce juge a des conseillers, qui sont ses propres habitudes, les journaux quotidiens et les revues d’art. Ces conseillers vacillants lui font sur les objets solides une boiteuse certitude, mais sur les lumières dans la nuit une certitude rigide et parfaitement étayée. Bien mieux encore : une certitude fondée sur la poésie. C’est ainsi qu’avant même d’être monté sur la plus haute tour, je possédais en moi une éblouissante vision de l’Expo-sition aux lumières. Lumières répandues comme une eau ois nagent les bâtiments et les foules, lumières en ruissel-lements de cascades, lumières en étagements de girandoles, lainières en courbures de banderoles. J’imaginais l’Exposi-tion en apothéose de féerie. Tout s’y dissolvait, les durs problèmes du jour et le mauvais goût moderne et l’archi-tecture géométrique, comme la bedonnante. Vous nie l’aviez dit, homme sage qui ne savez pas vous asseoir, si votre fau-teuil n’est pas Louis XVI : « A défaut d’un art égal en ses merveilles à l’art traditionnel, l’Exposition nous offre, la nuit, la plus belle fête des lumières. Ce ne sont qu’entrelacs et qu’entrechats de rayons… « . L’Exposition, ne fût-elle que cette féerie des scintillements sur la terre et sise l’eau, qu’on y pourrait déjà prendre plaisir. Mais étale-t-elle cette frénésie lumineuse, ce rayonnant vertige, cette bigarrure des clartés dans l’unité des ombres ? Ce n’est point ainsi que m’est apparue l’Exposition nocturne. Elle ne séduit pas comme une Venise foraine ou comme un tournoyant manège. Tout d’abord on s’y pourrait tromper. Sans doute les lueurs des arcs voltaïques au haut des tours sont austères dans le ciel. Mais les fontaines lumineuses satisfont à notre notion du féerique. Ce liquide rideau de franges lumineuses est tendu sur le fleuve. C’est pour les yeux. Les yeux le savent. Les LES V,OTTANTF, Photo /lot Vivant yeux le sentent. Ils ne tirent point leur plaisir, leur plaisir spécifique, arbi-trairement, d’un complexe spectacle qui pourrait affec-ter d’autres sens et exciter l’esprit. Voici pour eux du spectacle pur. On dirait que devant eux ruisselle de la matière incorporelle, cou-leur et lumière amalga-mées, et non point de la couleur révélée par une lu-mière extérieure à elle. Matière visuelle offerte à la sensation, sans qu’inter-vienne le dur travail de la perception. Sur la rive gauche, enve-loppant les attractions, c’est une vaste illumination, une architecture de points irradiants, un édifice en ampoules électriques. Les lumières dessinent un palais, Une gare de Lyon, Un 14 Juillet à sa limite. Festons, astragales. Réflexions dans l’eau. En vé-rité, c’est le monde des illuminations, ce n’est point encore le monde des lumières. Mais, du haut de la tour de Bourgogne, que le spectacle est différent ! Et combien plus inattendu ! Plus de bario-lages, plus d’apothéoses, plus de feux d’artifice. Loin, les jeux frivoles, les paradoxes et les séductions faciles de la lumière. Loin, les amusements de la couleur. On ne pense plus à la diversité des sources lumineuses. On ne la distingue pas. Des rampes entourant les bâtiments comme des lam-padaires naît une grande unité de clarté blanche. Les lu-mières ne luttent pas, elles s’assemblent. Point de réserves d’ombres. Un monde blanc, blanc absolument, comme est blanc le lait. Murs blaires dans la clarté. En bas, je ne sais quelle improbable Tunis aligne ces cubes et ces souks. On dirait un clair de lune sans mystère, du moins sans la sorte de mystère que lui assigne notre coutume poétique, un clair de lune de précision en lumière standardisée. En bas, c’est une ville propre, délivrée de la crasse pittoresque des vieilles lumières flageolantes, des vieilles lumières débiles. Il ne reste qu’un coin de féerie. C’est le jardin rouge, fleurs rouges, colonnes et palissades rouges. Ses lampes batifolent avec trivialité dans l’espace de clarté nue. Il a l’air pornogra-phique. Dans la tour d’en face on voit des danseurs. On croi-rait les personnages mobiles de ce jouet qu’on appelle praxi-noscope. De l’autre côté de la terrasse, on voit la ville, la vraie ville, hors l’enceinte de l’Exposition. Elle compose à la ville blanche un prodigieux contraste. C’est un monde enchevêtré. Les perspectives et les plans, tout à l’heure unifiés ou dissous, réapparaissent dans une compacte confusion. Nous retrou-vons nos vérités et notre poésie coutumières. Les frondaisons se gonflent. Les façades sont d’une matière nourrie, comme’ une peinture cuisinée. Une rue monte et ses becs de gaz ont la douceur des perles. Un peu plus loin, c’est la gare. Les verrières brillent doucement. Les rails bruirent à peine. Les rails ont un long visage de mystère. La ville dort dans une ombre archéologique. Léon WERTH. 143