Alors, ce ne serait pas une faiblesse mais une ruse? Non, car l’homme d’affaires n’a pas littéralement songé au bénéfice possible. Je le redis bien volontiers : l’homme d’affaires amateur de peinture est aussi désintéressé, aussi parfaitement libéral que le furent ses ancêtres les fermiers-généraux. L’homme d’affaires n’aurait que mépris — s’il y songeait seulement — pour ce per-sonnage de vaudeville que fut le banquier second-empire allant, à l’occasion, encourager à domicile un artiste parce que dans les ateliers il y a des modèles comme il y a des demoiselles en tutu au foyer de l’Opéra. L’homme d’affaires avertit son peintre de sa visite, pour l’aborder seul à seul. Seul avec sa fortune devant la toile défiant les valeurs les plus sûres. C’est à égalité. C’est ce qu’aime l’homme d’affaires. C’est son excuse de ne pas toujours abréger les mau-vaises heures du débutant. L’homme d’affaires laisse Utrillo jeune se débrouiller avec ses usuriers les mastroquets de la Butte. Il attend pour acheter qu’Utrillo, parvenu aux gros prix, lui fixe rendez-vous en son château de St-Bernard. Réfléchissez et demandez-vous s’il n’y va pas de la pureté de cet amateur? L’art, parfois, envoûte si bien l’homme d’affaires que l’amateur se métamorphose en une espèce de professionnel. Non, il ne saisit pas les pinceaux pour faire concurrence à ses peintres, mais on a vu un remueur d’or venu du plus loin de l’au-delà des mers se changer en critique d’art et fonder une revue d’entre les plus audacieuses. N’allez point croire que ce soit pour parfaire sa collection au compte le meilleur. Sa revue lui coûtera cher et ce sera bien joli si ses peintres consentent de lui céder leurs toiles au «prix de marchand». J’ignore tout des goûts artistiques de M. Loucheur. Cependant, si j’étais chargé de composer, à l’aveuglette, un ministère, je donnerais bien plus volontiers les Beaux-Arts à M. Loucheur qu’à tel autre qui n’a qu’une bonne connaissance de notre Histoire de l’Art. Pourquoi? Parce qu’il ne se peut pas qu’un véritable homme d’affaires, un grand agioteur des temps modernes soit un trop dangereux conservateur. Un grand spéculateur, un créateur, s’entendra sur quelque point avec des délégués révolutionnaires qu’un doc-trinaire ne voudra même pas recevoir. Le spéculateur au Ministère ne refuserait pas de reconnaître les jeunes forces de l’art. C’est sous son règne qu’on aurait le mieux une chance de voir l’Art français vivant largement et librement présenté hors des frontières, à l’occa-sion d’une grande compétition internationale, enfin! Quel amateur fut mieux passionné et plus désintéressé que feu Jacques Doucet, le riche couturier qui ne passa jamais pour un tendre en affaires? Le Roi du Cuivre n’est que son petit élève et lorsque M. Jacques Doucet tendit aux jeunes sa vieille main soignée, il y avait suffisamment de mérite à le faire si l’on considère qu’à cette date il restait encore beaucoup à deviner. Octogénaire, Jacques Doucet fut héroïquement aux extrêmes : il prit pour secrétaires les surréalistes André Breton et Louis Aragon. Jacques Doucet, fondateur de la Biblio-thèque de la rue Spontini, riche de la plus précieuse collection d’estampes qui soit au inonde, eut fait un parfait Surintendant des Beaux-Arts de la République. Que l’homme d’affaires est donc sage de chérir la peinture! Peu d’heures lui restent pour la lecture mais celui-ci, fier de ses Picasso, ne peut-il pas leur demander plus que des joies plastiques? L’Époque bleue le dispense de Charles-Louis-Philippe, les Saltim-banques et l’Époque rose lui font apparaître en leur évolution les Poètes de la rue Ravignan et le Cubisme annonce la révolution littéraire qui s’achève. Un autre, de Gau-guin à Charles Dufresnes, détient toute l’Aventure. Sans doute, je fais ici métier de dupe. Mais ce n’est pas un début. Ce siècle est pour les peintres? Tant mieux pour les peintres! Les poètes leurs amis auront leur revanche. Le buste survit à la cité mais des âmes sont faites de la poussière des livres et nous ne désespérons même pas de nous gagner l’homme d’affaires. Ce serait pour lui apprendre, il en trouverait bien le loisir, cent vers, moins encombrants qu’une galerie, et qui recéle-raient l’esprit même du siècle. Hélas! C’est trop cher ou trop bon marché. L’accord est impossible. Il faut ce débat à égalité que je disais et qui donne tant d’aise à l’homme d’affaires, libéré d’aucune gratitude.