La faveur du café ne se maintient plus que par l’agrément de sa terrasse. Il est encore admis d’y prendre une boisson fraîche par les beaux soirs de printemps ou d’été, mais s’enfermer dans une salle bruyante et enfumée, fi donc ! C’est indigne d’un homme « à la page ». Il y a plus de distinction à fréquenter les bars. On y voit le signe d’une âme moins vulgaire, moins grégaire, et qui ne se trouve à l’aise que dans un milieu un peu choisi. Le bar est au café ce que l’homme de profession libérale, le directeur, le patron, sont aux salariés. Au café le peu-ple immense des subalternes ! Au bar les hommes de condition relativement indépendante ! Une troisième catégorie se superpose à ces deux-là : les habitués de cercles. Appellons-les les gens du monde. J’ai de l’admiration pour ceux d’entre eux qui ne;vont pas au cercle pour y jouer : ce sont des gaillards à qui l’ennui ne fait pas peur. Saluons ! La quatrième catégorie serait celle des hommes qui se réunissent chez eux, autour d’un bar en ‘miniature, ou simplement autour d’un guéridon, d’une table bouillotte. Ils sont peu nombreux, c’est une infime minorité, mais ils comptent, et peut-être compteront-ils de plus en plus, ce dont je ne serais point surpris. Car la tendance générale des moeurs est à la dispersion, au morcellement, à l’isole-ment, en réaction contre l’embrigadement forcé par grandes masses. La tendance est à fuir le vacarme et la cohue devenus décidément insupportables. Pour si discret, peur si ouaté qu’il soit, le bar est encore trop près de la rue, de ses odeurs et de ses bruits, et il est encore trop peuplé. De là l’idée qu’ont eue, il y a quelques années, les artistes décorateurs d’offrir au public ces petits comptoirs faciles à installer dans un coin d’antichambre, de galerie, de fumoir ou de bibliothèque. Chez soi, au moins, on peut boire et causer tranquille et ne coudoyer que qui l’on veut. Mais cette mode peut recevoir une autre interprétation : de même que les femmes empruntent aux hommes leurs habitudes, telles que de fumer, de conduire des autos, de pratiquer le sport, de se faire régulièrement tailler les che-veux, etc., les hommes vont-ils emprunter aux femmes leurs jours de réception, leurs réunions intimes, leur five o’clock? Un de mes amis, qui vient de s’acheter un bar, m’informait l’autre jour qu’il se tiendrait désormais chez lui chaque mercredi de 6 à 8, afin de confectionner des cocktails à mon intention et à celle de quelques per-sonnes de qualité. Je me suis rendu à son invitation la semaine dernière. Ç’a été fort agréable, malgré un certain flottement inséparable d’un premier essai de cette sorte. Les réunions d’hommes à domicile ne sont pas encore codifiées ; l’usage y hésite avant de se fixer. Ce n’en est que plus amusant. Il y a de l’imprévu, du comique. On rit et les commentaires vont bon train. La nouveauté de la situation fait qu’on ne songe pas à parler politique. En dehors de la Chambre — réunion d’hommes sur laquelle personne ne pense, Dieu merci, à prendre modèle ! —qui, d’ailleurs, parle politique en cette fin d’année 1929? Un des points importants où, comme je viens de le dire, l’usage hésite, c’est l’admission des femmes à ces réunicr.s d’hommes d’un nouveau genre. Elle a ses adversaires et ses partisans. Les premiers disent qu’une réunion d’hom-mes exclut les femmes par définition et que c’est lui enlever sa raison d’être, que c’est même proprement la supprimer, que d’en faire une réunion mixte. Thèse irrésistible en bonne logique. — Et puis les femmes, c’est bientôt dit ! ajoutent les adversaires de l’hétérogénéité. Quelles femmes ? — Mais… les nôtres et celles de nos amis. — Nos femmes légitimes ? — Pourquoi pas ? Cette réponse marquait une légère hésitation. — A l’exclusion de nos maîtresses ? — Ce serait préférable. — Mais ce ne serait pas drôle, intervint quelqu’un brutalement. Quel mari continuera de venir ici quand il sera certain d’y rencontrer son épouse ? Il faut voir les choses comme elles sont : les maris aiment bien retrouver leurs femmes, mais pour dîner, non pour le cocktail. Et il en est de même des femmes. Cardons à cette heure de la journée son charme ambigu qui tient à ce que les gens mariés s’y sentent un peu célibataires, les célibataires un peu mariés…. — Soit ! fit un partisan du beau sexe, les femmes légi-times seront exclues, mais on invitera les maîtresses. — Ce sera bien délicat. Nous en connaissons d’assom-mantes; elles seront les plus assidues. Non, non, pas de femmes! Que ce soit comme dans le Petit Duc! J’élevai la voix et ce fut pour dire que la vie est bien ennuyeuse sans les femmes, mais on ne m’écouta pas et à mains levées les femmes furent condamnées. L’ami qui nous recevait s’était abstenu. Pris de zèle, deux des assis-tants décidèrent alors de choisir un jour eux aussi. Ils n’avaient point de bar et la fabrication des cocktails leur était étrangère, mais ils donneraient du porto, du sherry, du whisky ; ce ne serait pas mal non plus. tee