site? Les fabricants et les maisons de décoration savent-ils même suffisamment dans quel sens diriger les créations de leurs dessinateurs? Avons-nous, en un mot, une grammaire décorative du tapis? La question mérite d’être posée. Autrefois, le tapis obéissait à des règles ornementales déterminées. Il repro-duisait, à toutes les échelles, les éléments architecturaux de l’époque. On y retrouvait les mêmes effets décoratifs qu’au plafond, et l’on pouvait se demander, selon la boutade de Paul Follot, si on n’avait pas la tête en bas. L’application des motifs orientaux a marqué un pas vers l’affranchissement des tisseurs de laine. Le décor floral a achevé de les libérer. Aujourd’hui, le tapis admet toutes les conceptions, même les plus fantaisistes. C’est une savoureuse anarchie, un écran où passent tous les genres et où les peintres. enivrés des tons vibrants et profonds de la laine, que leur palette était impuissante à toujours fournir, ont projeté de belles images sans se douter que le tapis ne parle pas le même langage que le tableau, qu’il n’est pas fait pour donner une note séparée, mais pour concourir à l’harmonie d’un ensemble. De là tant de fantaisies exquises de couleur ou de dessin et qui, parfois, dans un mobilier, détonnent, quand elles ne démolissent pas tout ce qui les entoure. Des règles? Ce serait tomber dans le ridicule d’en donner. Ce qui semble convenir le mieux, ce sont des formes, des lignes, des taches qui suggèrent, mais qui ne précisent pas, une ornementation « vide ». On pourrait, à juste titre, comparer le rôle du tapis dans l’appartement à celui de la musique au cinéma. Il nous met en état de grâce, il nous introduit à la beauté des meubles et des objets d’art. Nous ne devons pas nous apercevoir de sa présence. Autrement, c’est un intrus et un malotru. Ceci surtout pour les grands tapis. Pour les petits (qu’on appelait jadis tapis de foyer, quand il y avait encore un foyer), c’est autre chose. Il faut y voir un article de 184 mode, un objet de goût, comme on disait au temps de la Mésangère, un bibelot, comme nous dirions aujourd’hui. Nous lui demandons de plaire quelques saisons. Il sera toujours trouvé charmant s’il s’accorde à notre fantaisie du moment. Sous la présidence de Gaston Doumergue, tout va par roues, par bielles, par volumes, par plans, par lignes. Empruntons à Picasso, à Léger, à Braque, le charme de leurs accords subtilement colorés et de leurs constructions compliquées et savantes. Mais, de grâce ! pour le grand tapis, qui doit durer des années, plusieurs générations peut-être, la simplicité, la mesure, le calme s’imposent. Appliquons la règle pascalienne : « Ce n’est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l’excellence de quelque genre que ce soit. » Un dernier mot. Souvent, les dessinateurs de tapis ne sont pas des techniciens. C’est un bien, parce qu’ils ne sont pas gênés par les routines du métier. C’est aussi un mal, parce qu’ils risquent de composer un motif  » en l’air », applicable aussi bien à la soierie, à la cretonne, au papier peint. Or, la technique du tapis a ses exigences. Il faut, au lieu d’un dessin à petite échelle, que le créateur exécute « lui-même » le carton à points comptés en arrêtant sa gamme de couleurs. Il faut qu’il connaisse assez bien les tons résistants et les coloris utilisables pour n’employer que ceux-là et éviter que le tisseur ne modifie à l’exécution un ou deux tons, sans souci de rompre l’harmonie générale. Mais il y a peu de spécialistes du tapis. Trop de dessinateurs s’attaquent indifféremment à tous les décors textiles. C’est pourquoi les beaux tapis sont rares, et le champ des recherches continue à être largement ouvert aux jeunes artistes qui seraient tentés par cet art si ancien et, cependant, si attrayant. HENRI CLOUZOT Conservateur du Musée Galliera.