Réflexions sur le Tapis. Jusqu’à la fin de l’ancien régime, le tapis resta un objet de luxe et d’étiquette réservé aux cérémonies religieuses ou civiles. On pensait, non sans raison, que les beaux parquets en mosaïque ou en point de Hongrie n’avaient pas lieu d’être dissimulés. Vers 1760, les tapis de pied de la Savonnerie firent leur entrée dans les appartements de la belle société, et Mercier, dans son « Tableau de Paris », enregistre la nouvelle mode : « On foule des tapis de trente mille livres dont l’usage n’était, autrefois, que pour le marchepied des autels. » Quant aux demeures bourgeoises, elles attendirent jusqu’à la Restauration les fabrications économiques de Chenavard, de Sallandrouze ou de Ternaux. Les premiers dessins turcs ou persans ne virent le jour qu’en 1830. Pendant la seconde moitié du XIX’ siècle, les indus-triels s’efforcèrent d’intensifier la fabrication mécanique du tapis et d’abaisser, aux dernières limites de bon marché, son prix de vente. Il devint un ustensile domestique sans intérêt artistique. C’est le mérite des décorateurs de 1900 de lui avoir donné place dans l’ensemble mobilier. Dès 1909, à « l’Art nouveau », de Bing, G. de Feure et Colonna montrèrent la voie. Ferrand traduisit en laine des cartons de Bellery-Desfontaines. La technique du point noué, qui permet d’exécuter un dessin à un seul exemplaire ou en très petite série, convenait à merveille pour cette époque, où l’art original était réservé à une clientèle de Mécènes. C’est à elle qu’eurent recours les décorateurs de 1910 : Dufrène, Follot, Coudyser, Sel. mersheim, Francis Jourdain, Groult, pour leur décor floral rationnellement distribué, avec les dispositions classiques de guirlandes, de corbeilles, d’arabesques, de bordures, de médaillons. Puis vinrent Paul Poiret et Bénédictus, qui jonchèrent leurs cartons d’une moisson débordante de pétales et de feuillages, sans autre souci que de réaliser de belles taches de couleur. La grande vogue du tapis, cependant, ne se manifesta qu’après guerre. Tandis que Da Silva Bruhns s’éprenait de la sobre géométrie des tapis marocains, un peintre, Gustave Fayet, créait un art personnel et sans lendemain, tout en caprices floraux ou protozoaires. Aux approches de l’Exposition des Arts Décoratifs de 1925, on vit poindre les premiers symptômes du goût, un peu trop sommairement dénommé cubiste. Jean Lurçat, Sonia Delaunay, Eilen Gray, Renée Kingsbourg, Philippe Petit, Evelyn Wild, cherchèrent, sur de grands fonds unis, des constructions de plans, de lignes, de figures géométriques dont l’audace effara, puis conquit bientôt la clientèle. Depuis lors, la faveur du tapis n’a cessé de s’affirmer, et elle est loin d’avoir atteint son apogée. Elle ne repose pas, en effet, uniquement sur un goût décoratif, susceptible de disparaître du jour au lendemain, pour faire place à une nouvelle mode. Elle répond à un besoin dont l’im-portance est faite des modifications de nos conditions d’existence et des dispositions nouvelles de l’habitation. Les murs aux surfaces nettes et dépourvues de moulures, les planchers faits de matériaux artificiels, lisses et lavables, demandent à être habillés pour ne pas ressembler à une salle de clinique. Le tapis, non plus fixé à demeure, mais mobile et aisément nettoyable à l’aspirateur, satisfait à ces conditions. Dans les chambres intimes, comme dans la pièce commune, le « living-room » des Anglais, il permet de créer des jeux de lignes et de couleurs, une mise en scène modifiable au gré du caprice, et nous voilà ramenés, en notre âge du béton, aux moeurs du Moyen. Age, où, dans les donjons féodaux qui semblaient taillés à même la pierre, les tapis (et les tapisseries) sortaient des coffres dès que le roi ou le seigneur venait y faire résidence. On se demande vraiment si, à force de réduire le nombre et le volume de nos meubles, nous ne rejoin-drons pas un jour les Orientaux, qui n’ont pour mobiliers que des coffres et des tapis? Pour suffire à cette demande croissante, des ateliers de tissage à la main fonctionnent à grand rendement à Paris comme dans les provinces françaises, et même dans l’Afrique du Nord. La fabrication mécanique y ajoute l’intensité de sa production. Des machines, singulièrement perfectionnées, exécutent le nouage des brins de laine avec une régularité que la plus habile ouvrière ne saurait atteindre (heureusement!). On peut envisager le moment où toutes les classes de la société trouveront à s’approvi-sionner en tapis, depuis les bourses les plus modestes jusqu’aux grosses fortunes, pour qui le prix d’achat n’entre pas en compte. Sommes-nous, dès à présent, en mesure de réunir la variété infinie de modèles qu’une pareille diffusion néces. 153