auprès de ces pique-assiettes, — si rares depuis que la botte de poireaux coûte une petite fortune — de ces derniers oisifs, qui gouvernent leurs amis riches… comme les serviteurs commandent aujourd’hui à leurs maîtres… Etes-vous invité par une précieuse rêvant de méta-physique ? Chez elle, vous mangerez du Bergson devant des murs d’hypogée, glacés et nus, décorés de dieux rongés par les siècles, d’emblèmes de la Science, de la Fécondité, de la Gcurmandise, grignotés par le désert. J’ai ouï dire qu’une Sainte-nitouche offre à ses convives un mets au poivre rouge, arrosé d’une eau de vie pailletée d’or, qui remplit la tête de musiques voluptueuses… Les disgrâces sentimentales s’envoleront, si vous cherchez leur consolation au creux des casseroles. Que de victimes reprennent goût à l’existence devant une assiette bien remplie ! Une romantique amie du bric-à-brac me convie quelquefois à des repas cocasses… Vêtue de soies orientales ou drapée dans des fourrures blanches, elle vous accueille dans une salle à manger, transformée selon le caprice de la saison. Est-ce en Juillet? Vous vous asseyez, sur le parquet, au milieu des coussins et dégustez des plats exo-tiques de l’ananas à la mayonnaise, du fromage de chè-vre saupoudré de café… Le mois de Décembre sait-il évoquer les étrennes d’antan ? La table est resplendissante de lumières, submergée d’étoiles, de paillettes, de boules de verre, de chaînes diamantées… Oui, des montagnes de papier d’argent, des peletons d’ouate, soupoudrés d’acide borique, simulent les pics et les pentes de l’Engadine, cra-quantes de givre et beurrées de neige ! «Foin de ces tablées de palaces, impersonnelles et tou-jours semblables !» dit modestement la magicienne. En l’honneur d’un maréchal, elle posa en guise de compotiers des casques de samouraïs, et pour fêter Jean Cocteau, qui venait de faire représenter son Orphée, elle échaffau-da des ruines de saindoux que dominait un Parthénon taillé dans des bananes… Sans qu’il soit besoin de recourir à ces débauches d’ima-gination, avouons qu’un repas est toujours pittoresque et révélateur. « Chaque chèvre broute à sa façon, broute, broute, broute…» La chanson n’a pas tort… 146 «Il est cuit à la française!…» déclare gentiment l’hôtesse croate, pérote ou napolitaine, qui nous offre pilaff„ rahat-loukcum ou rizotto… L’agence Cook et les wagons-lits ne parviennent guère pourtant à internationaliser estomacs ou appétits!… La chère est-elle aussi copieuse qu’au temps de nos grands-parents sceptiques et bedonnants ? A la lueur des chandelles, ils s’engouffraient des ribambelles de plats, s’il faut en croire leurs menus extravagants ?… Certaines femmes se délivrent de toute contrainte ; depuis qu’au nom du sport, elles deviennent des hommes et jettent au loin leurs corsets enrubannés, elles ne craignent plus ni malaises, ni vapeurs. Prisonnières libérées, elles retrouvent leur appétit d’ogresse et vont, dit-on, jusqu’à dévorer leur prochain. Puisqu’elles res-teront assises au volant de leur automobile ou qu’elles arpenteront d’un pas traînard quelque golf bien peigné, elles s’autorisent mirotons mitonnants des heures durant, croûtes et salmis, daubes crémeuses… Mais où sont les d’Alembert, Horace Walpole ou Diderot pour donner aux soupers l’éclat spirituel de jadis? La comtesse de Noailles, Jean Cocteau, Forain, ces jongleurs inspirés, ne trouvent plus, dans un dîner, l’atmosphère de recueillement nécessaire à leur divin babil. Chut un repas est un duel entre les yeux et le ventre : la langue des orateurs n’intervient plus. « — Formidable, mon auto !… Nous avons fait Paris-Barcelone en un jour… — Ma cousine Rodda vient de Londres à Paris, trois fois par semaine pour des piqûres intra-veineuses que lui fait son médecin. — Ces petits pois vous plaisent-ils ?… Il arrivent du Var, de Solliès-Pont… Ils furent cueillis ce matin. On me les envoie par avion. — Ma chère, devinez le prix de la petite robe que portait, hier soir, Minou ?… Dix mille francs I– C’est donné I… Un solde, je suppose ? » Et tandis qu’à table s’échangent de tel propos, les cerveaux ruminent, mais les coeurs roucoulent encore dans le silence propice aux rêves. André RIVOLLET.