LES VOISINES INDISCRETES Méfiez-vous de ces voisines indiscrètes, qui vous extorquent, à table, sur le ton du badinage, un aveu compromettant. « M. Rivollet, que pensez-vous des oeuvres d’Anatole France,… De M. France ? » Cette question fut ainsi posée, à brûle-pourpoint, à mon père. Il était jeune et poète : les harmonies des grands tragiques grecs chantaient dans son cœur d’adolescent. La dame, aimable boulotte. l’interrogeait, en souriant par-dessus poulardes, truffes et cristaux. Brandissant son face à main : «Je ne vous parle pas de M. France, prosateur!… Bien entendu. il s’agit du poète. — Eh quoi, madame, vous me demandez mon humble avis sur ces pompeuses Noces Corinthiennes ?… Certes, je me délecte à lire les romans du maître, cette prose cristalline dont l’ironie précise m’enchante, mais je vous confesse que ses vers me semblent exécrables I… Quelleaudace de démolir ainsi les idoles du jour I La voisine en recueillait les miettes et manifestait sa joie bruyamment, sourires, approbations, flatteries. O surprise, ce coup direct asséné à la gloire de l’académicien l’en-chantait ! «Bravo! s’exclama-t-elle, nous sommes d’accord. Votre franchise m’apporte un encouragement particulier, qui me ravit… Faites-moi donc, je vous prie, le grand plaisir de venir déjeuner demain chez moi, Avenue Hoche 1 » Le lendemain en arrivant chez l’inconnue — qui n’était autre que Madame Arman de Caillavet — mon père rencontra, adossé à la cheminée et décochant au convive son sourire patelin de pontife des lettres, devinez qui ? Anatole France. La présentation fut menée tambour battant. « Un jeune poète, »… dit l’hôtesse, qui s’interrompit gra-cieuse, pour ajouter… « un jeune poète qui, lui non plus, n’aime pas vos vers… » Anatole France se contenta de caresser ses longues moustaches. Ses yeux obliques de lièvre se voilèrent. Il n’avait pas sourcillé. « Infortuné jeune homme!… se contenta-t-il de murmu-rer. Voilà ce qu’il en coûte d’être du même avis que Madame!» Anatole France appartenait à la race des vedettes de la table, des acrobates de la conversation… Entre le consommé et la glace, même devant le public le moins réceptif, il faisait un numéro, avec la conscience que nous reconnaissons aujourd’hui à Barbette gigottant dans le vide, les pieds pendus à un trapèze, à Maurice Chevalier pétris. sant et modelant un couplet stupide pour le transformer en oeuvre d’art… Des thèmes paradoxaux excitaient sa dialectique. « Voici pourquoi, mes amis, je crois pouvoir affirmer que Napoléon etait un androgyne… » J’entendis, dans mon adolescence, le maitre ironiste débiter sur ce sujet piquant un morceau d’éloquence savamment laminé, poncé, que l’Egérie avait, sans doute, passé au crible… Nos cocktails ont-ils — hélas I —remplacé ces apéritifs académiques ? Le temps n’est plus, aujourd’hui, à ces prônes éblouissants. Causeurs, nous n’affichons plus nos sentiments. Un événement mondial, seul, déboutonne le coeur de ces Messieurs. « Le temps de paix ne vaut pas la guerre !… me confiait avec mélancolie, une vieille fille égoïste. Mes samedis étaient bien plus brillants quand tonnait le canon!… Chacun voulait paraître renseigné ! Quel frémissement provoquait une indiscrétion sensationnelle. Il y avait alors de l’élégance à trahir un secret !…» Nous vivons maintenant ,dans la pénombre d’autres curiosités… Le bruit des cristaux nous permet-il, à table, d’interroger un familier de la maison, nous nous renseignons 11S