PAUL VIRILIO 1939-1945 LES ANNÉES SECRÈTES « organique » puisque les organes de la cité sont atteints, p que l’organisme n’a pas su se protéger. Il lui faut voir .de. p En 1936, peu avant sa mort, Hans Poelzig avait annoncé : « Les circonstances extérieures elles-mêmes poussent l’architecte vers le fantastique. » En 1938, après la disparition de Bruno Taut, le départ pour les Etats-Unis de Mendelsonn, Mies Van der Rohe et Gropius, Hans Scharoun demeure seul, dans une nation effervescente, au seuil du tragique. 1939… Le grand courant de pensée qui avait animé l’Allema-gne depuis plus de vingt ans est devenu un drame du pouvoir. Les grandes prémonitions des années 20 commencent à se réaliser mais déviées de leur destination, exploitées par l’état de guerre. Les ouvrages techniques s’emparent de l’imagination créa-trice, l’Allemagne se couvre à la fois d’autoroutes et de gigantes-ques abris anti-aériens, pouvant contenir jusqu’à 20 000 personnes. L’urbaniste H. Leurhsen achève le site de lancement de Pen-nemunde. La base sous-marine d’Héligoland vient d’être termi-née, elle servira de modèle aux suivantes. Depuis deux ans déjà les usines souterraines sont prêtes, creusées au coeur des monts du Harz. « La terre, ce bon logis » avait prédit Taut. Les travaux sur le béton des ingénieurs Todt, Dischinger, Fin-sterwalder, aboutissent finalement à la protection civile, les élèves dispersés du « Bauhaus », comme ceux des divers groupes de recherche, sont enrôlés à leur tour. L’utopie généreuse des architectes disparus se concrétise dans le drame : à Wizern, au sommet d’une colline, un million de ton-nes de béton sera bientôt coulé pour la réalisation d’une seule coupole, digne du Mont Resegone de Bruno Taut, mais elle ser-vira aux armes de représailles. Comme beaucoup d’autres créateurs allemands, Hans Scha-roun se trouve privé de toute possibilité de réalisation, exclu et refoulé dans le quartier Siemens de Berlin qu’il avait lui-même construit dans un grand rêve social, maintenant aboli. Au milieu du peuple, au coeur d’une capitale incendiaire, il va nous donner le témoignage exceptionnel d’un architecte profon-dément engagé dans sa cité pendant sa destruction et la trans-crivant. La série des dessins et aquarelles que Scharoun réalise sous le régime nazi en guerre, présente l’intérêt d’un test psychologi-que, spectre d’une époque excessive, rapport fait par un créateur opprimé, par un urbaniste subissant pour la première fois la domi-nation de la terreur aérienne. Pendant que les tenants du pouvoir, avec PI. Troost et A. Speer, élaborent une architecture de réminiscence vouée à l’anéantisse-ment, Scharoun selon ses propres termes : « retrouve le fil de son imagination perdue ». Les qualités psychiques deviennent plus importantes que l’architecture même, c’est le retour aux origines. La question qu’il se posait 20 ans plus tôt avec les frères Luckhardt : « La ville est un désert de pierres qui doit disparaî-tre tout à fait… mais la dissolution des villes supprimera-t-elle l’accumulation ? » (lettres utopiques), il va pouvoir paradoxale-ment la vérifier dans les faits : l’effondrement des immeubles, la décomposition instantanée des structures urbaines, la transpa-rence de la ville à travers ses façades ruinées, l’effacement des tracés de circulation au milieu des quartiers pulvérisés lui prou-vent que l’ancienne cité avec sa géométrie désuète est bien morte. Les grands raids aériens et la prédominence spatiale qu’ils déter-minent, lui rendent évidente la fragilité du décor urbain, l’ineffi-cacité de l’habitat. Comme tout véritable urbaniste, Scharoun est aussi « l’homme des foules », il est sensibilisé aux mouvements de cette population assemblée pour l’hommage dans les stades, puis coagulée par la peur dans les bunkers où elle passe ses nuits. Ses aquarelles deviennent obsessionnelles, deux sujets seule-ment s’y succèdent au cours de ces six années, souvent confondus d’ailleurs : l’église, la ville. Contrairement aux anciens dessins, la foule est figurée, elle en devient le tissu vivant, indispensable. Gravissant de gigantesques degrés, abritée sous d’énormes voi-lures, assemblée au sein de vallées-amplithéâtres, elle justifie les obsessions majeures de l’architecte : la protection, l’ascension. Pour Scharoun, sous la pression de l’actualité, la vie sociale redevient une liturgie. L’architecte n’exagère plus, c’est le monde qui exagère en se détruisant, il ne peut plus être simplement 28 haut, à l’échelle des milliers de morts de Dresde… n imaginé pour eux, avant la guerre, un « Palais de l’hygiène Mais l’hygiène aujourd’hui, c’est d’abord de rassembler pour p voir protéger. Hans Scharoun dont les dessins de 1919 étaient hantés par climat d’expressionnisme dramatique : rotondes de verre. illu nées par des multitudes de projecteurs, crématorium, maison peuple, prophétisait une réalité à venir. L’architecte, vivant et tivement sous l’état des projecteurs, au milieu des incendies chaque nuit rallume à Berlin, imagine encore un nouveau mor transparent, volatile, où la foule ne semble plus avoir d’ai occupation que la contemplation et l’ascension. Réaction intime d’un homme devant la mobilisation to d’un peuple pour la production massive, d’une population fébi ment occupée à fournir du matériel. Si nous étions vraiment convaincus de l’importance accir par les oeuvres d’imagination, nous réunirions le maximum projets, de textes d’architectes faits pendant cette période, nous éclaireraient inévitablement sur l’avenir réel de l’urbanis On a assez insisté sur l’énergie créatrice des années 20 Allemagne, comment supposer que le mouvement engendré pourrait être stoppé net par l’avènement du Ille Reich ? Les di tures n’ont heureusement pas ce pouvoir et la puissance gén trice d’un peuple se survit dans des oeuvres de compensation nous nous devons de découvrir si nous prétendons comprendr sens profond de la réalité aue nous vivons. Il y a presque dix ans de lacune dans l’histoire de l’archi ture contemporaine en Europe. Les années de « focale » histori nécessaire sont maintenant écoulées et nous devons combler temps mort, sans quoi la jeune architecture demeurera fictivf intemporelle. La notion retrouvée du « couvert », des espaces protégés, velums, des structures gonflables, l’hypertrophie du toit, l’inven d’un abri général, à l’échelle de villes entières et pour la na’ même, sont bien annoncés par les aquarelles de 39-45. Ce serait une erreur de chercher là l’expression d’un nom baroque, il s’agit plutôt de la cristallisation de l’enveloppe, mise en valeur de ce qui « recouvre », une forme de dévotion f un « paradis terrestre » préservé des maléfices spatiaux. Ce n’est donc pas un hasard si ce mythe est devenu le r important de la « psyché » architecturale d’après-guerre. Nou retrouvons, rationnalisé, dans les dômes géodésiques. Mais c Scharoun, plus ambitieux que les ingénieux théoriciens des st tures tri-dimensionnelles, il n’y a pas systématisation, la voi est libre… c’est presque un drapeau! La seconde appréhension, malheureusement moins aboi que nous révèlent les aquarelles, l’ascension, se heurte à ce l’architecte refuse à l’enveloppe, la répétition des éléments. Ces innombrables escaliers, malgré leur poésie, leur mus lité, n’aboutissent qu’à l’expression d’un monumental, impropr rendre l’étonnante prémonition du caractère ascentionnel sociétés futures que l’architecte Hans Scharoun semble avoir pendant ces années tragiques. J’ai tenté d’interpréter ici les dominantes de ces études, climat. Il y a beaucoup d’autres interprétations possibles, e sont en particulier du domaine de la géométrie stylistique, pro à une oeuvre et à une époque, mais je me suis refusé à ter de ce qui n’est finalement qu’une fixation formelle mon ta née. L’urbanisme est la manifestation de la morale naturelle d’ société, l’intérêt exceptionnel de ces esquisses tient donc à que nous sommes avec Hans Scharoun au coeur du processus création ou plutôt de re-création de cette morale. Nous percevons grâce à elles, combien durant cette péri ont été mêlées inextricablement la force créatrice et la f( destructrice et avec quelle puissance la seconde a prof_ première vers l’imaginaire, le cosmique, c’est-à-dire fine de vers l’avenir. Paul ‘I