CLAUDE GEORGES. La dernière exposition de Claude Georges marque une étape nouvelle dans son oeuvre, elle revêt l’importance d’un bilan, celui de dix années d’exploration à travers les méandres de l’a bstration informelle. Parce que Claude Georges a été un peintre précoce, on oublie qu’il appartient encore à la jeune peinture. Il s’est trouvé à la charnière d’un long cycle abstrait et d’un nouveau cou-rant en majorité figuratif, situation inconfor-table qui n’a cependant pas altéré le parti adopté par l’artiste. Même après Wols et Ma-thieu, Claude Georges a réussi à personnaliser son graphisme, grâce à une intelligence prémo-nitoire des ressources et des dangers du signe. Ses recherches chromatiques peuvent se compa-rer à l’orchestration en musique, en tant que soutien de la ligne mélodique: la préciosité tonale dans les peintures de Claude Georges donne du mystère et de la poésie à des paysages abstraits, puisque certains se plaisent à les appeler ainsi. Mais, alors que dans les dessins et les peintures de cet artiste tout semblait procéder par mouvements d’humeur, suivis d’in-certitude, depuis quelque temps, sont apparus de grands à-plats qui obéissent à une règle d’or inédite, à une mathématique de l’espace dont les figures non géométriques ne sont pas tracées mais découpées à même la couleur, du noir, comme dans un collage. Sans rien aban-donner de ses acquisitions antérieures, l’art de Claude Georges apparaît plus viril, stimulé par l’intérêt nouveau que lui ajoute ce contrepoint de rigueur. (Galerie Le Point Cardinal.) S. F. L’ART CONSTRUIT. GORIN ET DELAHAUT. Au moment où s’affirme dans tous les pays une jeune génération qui se réclame de l’art cinétique ou géométrique, il est nécessaire de remonter aux sources et de rendre à César… ce qui lui est dû. Il m’a toujours semblé que la démarche de Gorin était l’une des plus sé-rieuses dans un domaine dont les voies furent ouvertes par Mondrian. Une récente exposition de reliefs compris entre 1946 et 1966 réintroduit Gorin dans l’actualité. Contrairement à l’idée superficielle qui consiste à embrasser d’un mé-pris ennuyé l’art dit géométrique, la loi des lignes, des formes et des volumes est soumise au nombre. Comme le dit Gorin : « La géométrie manifeste l’unité, elle contient le Tout, tous les rapports s’y trouvent…. De l’étude de ces rap-ports, Gorin tire des harmoniques d’une justesse sans faille entre les structures du relief et la peinture réduite à l’essentiel, le plus souvent le blanc et le noir. Delahaut, constructiviste de l’école belge dont les oeuvres nous sont connues depuis longtemps, vient d’exposer à Paris des reliefs-peintures qui marquent une volonté de renouvellement par rapport à ses précédentes recherches. Le pas-sage de la peinture au relief lui permet d’abor-der plus franchement les effets visuels. L’oppo-sition de noirs mats ou brillants et les jeux de motifs blancs créent un mouvement dans la composition sans le recours d’aucun mécanisme extérieur. Ces oeuvres séduisantes sont réalisées avec une habileté qui exclut toute idée de bri-colage Dada, sans que la frontière qui les sépare de l’objet soit entièrement étanche. (Galeries Yvon Lambert et du Damier.) S. F. RODOLPHE PERRET. Des brumes légères, des vapeurs, un espace qui respire dans lequel le regard se perd, telle est la peinture de Rodolphe Perret, jamais arrê-tée à une image, soucieuse, semble-t-il, de contenir tout l’espace, tous les mouvements de l’atmosphère, à moins qu’elle ne réfléchisse les divagations d’une imagination libérée de toute référence à une réalité immédiate et de tout support anecdotique. Cette oeuvre répond encore à une définition de la peinture que Wols expri-mait en ces termes: « Voir c’est fermer les yeux. » (Galerie Zunini.) J.-J. L. LE le CONGRES DE L’A.I.C.A. A PRAGUE. Le IX° Congrès de l’Association Internationale des Critiques d’Art qui s’est tenu à Prague, Brno et Bratislava, du 25 septembre au 3 octobre, a remporté le plus franc succès. Participation nombreuse, vingt-sept pays représentés, en dé-pit de quelques absences à déplorer, dont celle de toute délégation des Etats-Unis. Après bientôt vingt ans d’existence, l’A.I.C.A. s’est imposée comme un organisme nécessaire à la défense des intérêts professionnels des cri-tiques d’art, et comme l’instrument complémen-taire de l’action culturelle officielle, nationale et internationale. Les principaux thèmes à l’étude de ce congrès portaient sur l’essence de la critique d’art, les fonctions de la critique, les méthodes et les techniques et l’exercice de la profession. Le professeur Giulio C. Argan, qui vient pen-dant trois ans de présider l’A.I.C.A. avec la compétence efficace que nous lui connaissons, a demandé à résilier sa charge de président. Sur sa proposition, c’est notre ami Jacques Lassaigne qui a été élu à l’unanimité presque absolue pour le remplacer. Le nouveau prési-dent de l’A.I.C.A. a fait part de son intention de reprendre le dialogue Europe-Etats-Unis, et de développer les échanges internationaux au sein de l’association. Dans son discours de clô-ture du congrès, le professeur G.C. Argan a tiré les conclusions des brillantes communica-tions qui ont été lues pendant le congrès; il a insisté sur le caractère prospectif de la cri-tique d’art moderne et de sa situation par rap-port à l’histoire de l’art proprement dite. On rétorquera que l’historien d’art ne cesse jamais de prospecter, comme on le voit par les diffé-rences de jugements qui interviennent d’une génération à l’autre. Au cours d’un tel congrès, où les communications intéressantes ont été nombreuses, il eût été opportun de susciter quelques débats ouverts sur des questions brû-lantes concernant l’art actuel, les nouvelles tendances. La plupart des critiques sont confrontés avec l’art d’artistes de plus en plus jeunes, c’est-à-dire avant que la situation his-torique des nouvelles tendances de l’art puisse être définie. D’où l’action différente du critique et de l’historien. Parmi les manifestations artistiques organi-sées dans le cadre du congrès, soulignons l’im-portante exposition de dix années de tapisse-rie tchèque (1956-1966), où des techniques ori-ginales et des cartons bien composés ont sus-cité l’admiration générale, et une exposition d’arts appliqués industriels qui montrait l’évo-lution de l’artisanat traditionnel, travail du verre, du fer forgé, etc., vers une production industrielle soucieuse de conserver sa qualité artistique en la rénovant par des formes et des matériaux modernes. S. F. La section française de l’A.I.C.A. vient d’élire M. Michel Ragon comme Président, en rempla-cement de M. Jacques Lassaigne. NICE. MARIE SPERLING. L’ensemble d’oeuvres récentes que le peintre Marie Sperling expose à la Galerie « A » de Nice montre à quel point cette artiste dont la revue a déjà eu l’occasion de parler parvient d’année en année à se renouveler, tout en res-tant fidèle à elle-même. C’est à une véritable concentration des éléments primordiaux qui constituent l’essentiel de la peinture qu’aboutit le travail créateur auquel elle se livre. Ce qui frappe, de prime abord, dans ces 25 gouaches et 10 collages, c’est à la fois l’extrême sobriété et l’exceptionnel raffinement des moyens em-ployés, de manière à ce que tout se joue dans le sens de la densité et de profondeur de l’ex-pression. Les tons assourdis qu’elle affectionne actuellement sont traités avec une notion si exacte du rôle que la sensibilité leur assigne, des modulations qu’ils favorisent que cet art exerce un véritable envoûtement. Il est aigu dans sa retenue même, médité sans ombre d’effort ou d’affectation et si justement conçu que tout s’y développe en fonction d’un subtil équilibre entre formes et couleurs, sous le signe d’un esprit généreusement inventif. (Galerie « A ».) François GACHOT. L’année 1966 a été l’année de la célébration de Dada. Expositions, émissions radiophoniques, conféren-ces et colloques se sont succédés. Le sérieux était de rigueur et le dithyrambe unanime. Picasso boudé par la jeune peinture parisienne, plusieurs artistes ont réclamé une rétrospective Duchamp. Pourtant, dans ce concert, un son de cloche dissonnant, comme un avertissement, avait retenti lors de l’exposition La Figuration narrative dans l’Art contemporain en octobre 1965. Aillaud, Arroyo et Recalcati avaient rituellement assassiné le vieux maitre. Ils eurent droit au mépris universel. Un an après, Aillaud publie dans le no 8 de la revue italienne « La Città un texte dont nous croyons utile de donner la version fran-çaise. Ces pages recoupant les avertissements parus dans le catalogue du « Salon de la Jeune Peinture », l’actualité rejoint ici l’intérêt de l’information. COMMENT S’EN DEBARRASSER. G. G.- T. Ce nu descend mal l’escalier. Il est resté collé aux marches et gonfle. Pourtant c’est urgent, il faut abso-lument l’évacuer car il sent. Il dégage aujourd’hui une odeur de sainteté. La fin tragique de Marcel Duchamp, il y a un an, a en effet suscité le concert des formes les plus diverses de l’indignation noble, fait lever un véritable front commun de défenseurs de la culture. Certains, comme il est normal lorsque s’exprime l’élévation de la pensée et des sentiments, ont immé• diatement réagi par l’invective. On connaît l’habituelle leçon de bonnes manières: « Vous ne pouvez donc pas être poli, espèce de con ! o. D’autres, plus pru-dents ou plus maîtres d’eux-mêmes, ont affiché une douleur digne, presque de la commisération. Ou, plus rusés, ils regrettaient que cette suite de tableaux ne contienne aucune proposition constructive. Cependant, comme une action aussi strictement négative est nulle culturellement, et de plus, étant tout à fait isolée, ne représente aucune menace sérieuse tout le monde est vite tombé d’accord pour enterre; cette affaire. Passées de malheureuses et bien humai-nes, mais heureusement brèves colères, il s’agissait surtout de ne pas en faire un sort, de laisser tomber. On ne se bat pas avec des voyous. Personne ne s’est trompé. C’est bien la culture comme « noblesse du monde o, notre culture occiden-tale elle-même que nous visions à travers l’oeuvre et la personne de l’homme qui l’incarne le mieux aujour-d’hui parce qu’il l’incarne de manière masquée. Essen-tiellement, en effet, Duchamp n’a pas l’air d’être le champion des valeurs les plus réactionnaires de la culture bourgeoise. Les moustaches de la Joconde n’étaient-elles pas une contestation radicale de la notion traditionnelle de beauté? Les ready-made ne marquent-ils pas le « triomphe de la liberté de la pensée » ? Mais en nous proposant de la liberté cette image magique, c’est-à-dire l’image de la toute-puissance de l’esprit, on veut en réalité nous faire comprendre que nous sommes déjà libres. C’est en ce sens que Duchamp est un défenseur particulièrement efficace de la culture bourgeoise. Il avalise toutes les falsifi-cations par lesquelles la culture anesthésie les éner-gies vitales et fait vivre dans l’illusion, autorisant ainsi la confiance dans l’avenir. Pourquoi croit-on, par exemple, que la nouveauté est à ce point encouragée et protégée? D’autant mieux encouragée et protégée que les plus nombreux conti-nuant niaisement à croire que la pérennité des valeurs est menacée par le changement des formes réussissent à maintenir autour du travail « créatif » l’atmosphère de frisson qui accompagne traditionnellement le ris-que. Pourquoi ? Parce que la nouveauté ne remet rien en question. Excitante et calmante, elle force la sensi-bilité et par conséouent l’exténue. La nouveauté énerve; elle retire à la vie le nerf de la guerre. La culture fonctionne ainsi comme une soupape de sécurité à l’intérieur du processus général d’intégration qui nous gouverne. Collaboratrice insidieuse de la rationnalité technique, en défendant la liberté comme liberté individuelle la culture ne défend que des droits qui ne sont pas menacés puisqu’ils ne sont pas mena-çants. Le « droit de se contredire », par exemple, revendiqué par Duchamp, est le type même de provo-cation inoffensive car l’irrationnel ne remet pas en question le rationnel. Seule une pensée indifférente à la distinction du rationnel et de l’irrationnel pourrait menacer la rationnalité. De même l’irréalisation d’un objet industriel, comme la pissotière, ne menace en rien la réalité des structures de la production indus-trielle. En face de l’histoire réelle, du jeu des conflits dont dépend l’avenir, le « triomphe de la liberté de la pensée » est aussi innocent qu’un barrissement dans la nuit. Comment en serait-il autrement lorsqu’on en est arrivé à penser en termes de liberté ce qu’il faudrait penser en termes de servitude? Comment la culture pourrait-elle être un instrument de libération alors qu’elle postule la liberté? Comment pourrait-elle être un instrument d’éducation alors qu’elle exige une éducation ? Alors que l’art aujourd’hui ne peut plus s’adresser qu’au petit nombre de ceux qu’une forma-tion préalable du goût a ouverts à un langage spécial, séparé du langage commun, réservé aux plaisirs supé-rieurs de l’altitude? Bref, on peut dire qu’aujourd’hui la lutte pour la liberté est en même temps une lutte contre la cul-ture. Naturellement attaquer ou contester dans son fond, la culture ne peut pas être une action elle-même culturelle. Il ne s’agissait donc nullement pour nous de faire quelque proposition constructive que ce soit. On ne démolit pas un édifice en y ajoutant de nou-velles pierres. Il s’agissait au contraire de réussir à mener en peinture un discours qui ne puisse pas être apprécié comme une suite de tableaux, c’est-à-dire comme le produit d’une activité culturelle. Il va sans dire également que /es auteurs d’un crime aussi monstrueux, violant les principes les plus élémentaires d’humanité, ne peuvent être que d’aile-nymes tueurs à gages. Il en est à la lettre ainsi. Nous en chose car c’est nous qui les avons ;Noyé:. C 444 La Directrice de la Publication : Marguerite Bloc. Dépôt légal n° 378 – 1er trimestre 1967 – Imprimé en France S.P.I., 27, rue