LES 85 ANS DE PICASSO. Picasso est devenu une institution nationale et internationale, un mythe aux multiples visa-ges, un dieu moitié faune, moitié matador. Les célébrations de son quatre-vingt-cinquième an-niversaire nous valent un rassemblement consi-dérable de ses oeuvres qui remplissent le Grand et le Petit-Palais, la Bibliothèque Nationale et une bonne demi-douzaine de galeries, de la rive droite à la rive gauche, sans compter le Centre culturel de Châtillon où a débuté ce festival. . Châtillon aura le privilège de rendre le pre-mier hommage à l’homme qui a peint . Guer-nica •, • La Guerre et la Paix ., qui a toujours pris parti contre la mort parce qu’il croit le bonheur possible pour tous les hommes. (Extrait du texte de l’invitation.) Revendiqué par la gauche communiste, Picasso ne se compro-met pas en acceptant de rehausser le prestige des Affaires culturelles françaises. Il est au-dessus de la loi des églises politiques ou reli-gieuses, en un mot, il est un véritable anar-chiste, le seul de l’art moderne, cela excuse tout. Pour contenir les 284 peintures venues de Mougins et de tous les musées ou collections privées d’Europe et d’Amérique, le Grand-Palais a reçu des aménagements conçus par Reynold-Arnould; lorsque ceux-ci seront achevés, Paris sera enfin doté de galeries nationales d’expo-sitions répondant aux critères de la muséogra-phie moderne. M. Jean Leymarie a réussi l’entre-prise écrasante de présenter presque toutes les oeuvres majeures de Picasso, à l’exception de • Guernica ., jugée intransportable. Le Petit-Palais abrite le grand • Rideau de Parade » qui pourrait y demeurer, un ensemble de dessins, des céramiques et, ce qui n’a jamais été mon-tré dans toute son ampleur, la sculpture de Picasso. Une concentration aussi complète des oeuvres de Picasso ne se reverra plus, du moins à Paris; nous assistons donc prématurément à l’ouver-ture du testament d’un artiste hors série. Il serait temps, à l’occasion de toutes ces expo-sitions, d’essayer de définir la démarche de Picasso par rapport à l’histoire de l’art de la première moitié du XX° siècle, et de la situer dans l’orbite de 1966. En dehors de leur valeur documentaire, la plupart des ouvrages consacrés à l’oeuvre de Picasso n’ont guère permis de dégager une vue d’ensemble. En général, les historiographes de Picasso, subjugués ou irrités par le personnage, sont tombés dans le piège de la petite histoire. Cet état de choses a créé un cas Picasso dont le dossier ne pourra être jugé sereinement que beaucoup plus tard. Rien de semblable ne s’est produit pour un Matisse ou un Braque. L’un des reproches les plus insistants qu’on entend formuler à l’égard de l’oeuvre de Picasso, c’est sa discontinuité, sa disparité. Pourtant, en parcourant les salles du Grand-Palais où sont accrochées presque bord à bord des pein-tures de toutes les époques depuis 1896, il m’a semblé qu’un air de famille, comme une illumi-nation de l’intérieur, créait le lien ténu mais essentiel reliant ces tableaux, diversifiés à tra-vers les • manières » différentes de l’artiste. Je n’étais pas choquée par les ruptures de tons, les éclatements de formes, qui ont dû paraître en leur temps le signe d’un génie capricieux incapable de fixer sa recherche. Maintenant, tout s’enchaînait avec une logique évidente, comme chaque fois où l’on déroule l’histoire à reculons. Picasso a brûlé les étapes de l’apprentissage, ainsi que le montrent ses premières toiles faites en Espagne ou à Paris avant la période bleue. A vingt ans il savait déjà tout du métier, surtout le dessin, et ce n’était pas pour copier les pein-tres célèbres du Paris de 1900 qu’il abandonnera Barcelone. Il peint • L’Enterrement de Casa-Bernas » en se souvenant de • L’Enterrement du Comte d’Orgaz », mais une autre toile peinte a Paris la même année (1901), • L’Enfant au pigeon », rejoint d’emblée le niveau des oeuvres-clés du début de notre siècle. Le symbolisme a marqué profondément l’époque bleue et l’épo-que rose, un symbolisme plus proche d’Odilon PARIS Redon que de l’école de Pont-Aven. Picasso n’a jamais complètement renoncé à la valeur poétique du symbole, c’est l’une des constantes de sa peinture qui reparaîtra de loin en loin. Picasso a toujours eu le sens inné de la mise en page de la composition, traitant le tableau comme une mise en scène de théâtre, c’est-à-dire en fonction du spectateur. Ses personnages prennent la pose, mais toujours dans des atti-tudes plastiquement belles. La noblesse voulue des portraits et des figures dessinées ou peintes par Picasso résiste même à ses défigurations. Le processus de la défiguration chez Picasso re-lève de recherches sur la perception visuelle des formes bien plus que d’une intention sati-rique ou expressionniste. C’est ce qu’il faut comprendre de ses variations sur des thèmes d’oeuvres célèbres, dans lesquelles la lecture des images successives entraîne un mécanisme visuel comparable à la vision des séquences d’un film. L’anecdote, dans une telle démarche, n’est jamais primordiale ; sans ce concept, Picasso n’aurait peut-être pas été, avec Braque, l’inventeur du Cubisme. En un raccourci o71 ne manque aucun maillon nécessaire de la chaîne, qui part des • Demoiselles d’Avignon » (1907) flanquées d’études explicites, et passe par . La Femme à l’éventail . du Musée de l’Ermitage (1908), . L’Usine à Horta de Ebro » (été 1909), le portrait de Vollard (hiver 1909-1910), le por-trait de Kahnweiler (1910), la genèse du Cubisme est inscrite en clair, elle se déchiffre comme une Partita de Bach. Qu’importe de savoir si Picasso s’est inspiré des masques nègres, ce qui compte, c’est tout ce que le Cubisme aura semé sur la route de Mondrian, de l’art concret, de l’art cinétique. A partir de là, les rameaux de l’arbre Picasso vont croître dans toutes les directions, se che-vauchant, se contredisant. Une quête pathé-tique de réponses à des questions laissées sans écho se devine à travers certaines toiles énig-matiques. On perd pied au milieu d’un fleuve sans cesse grossi de nouveaux affluents. Picasso aura été l’explorateur de tous les domaines de l’art. Sa pensée n’est jamais une abstraction pure, elle a besoin d’un trait ou d’une forme pour s’exprimer. Après s’être heurté au Mino-taure au bout de tous les labyrinthes où il s’est engagé, Picasso, maintenant, cesse peu à peu, de dialoguer avec le monde ; son soliloque est celui du vieil artisan aux prises avec les outils qu’il s’est forgé. L’exposition du Petit-Palais nous fait découvrir la dimension la plus hu-maine de l’art inventif de Picasso, surtout dans ses sculptures. Bricoleur génial, Picasso a fait des collages, des assemblages, des objets, qui déboutent de leurs prétentions les . objecteurs • du moment. Mieux que dans ses peintures, il a réhabilité le réalisme dans la sculpture mo-derne, avec quelques pièces qui sont déjà deve-nues des points de repère pour la sculpture à venir. Picasso est peut-être aussi grand sculp-teur qu’il est grand peintre, mais n’est-il pas également dessinateur, graveur, céramiste… et toujours en avance sur les autres? Le voici maintenant travaillant pour les architectes, in-ventant des maquettes qui seront réalisées à l’échelle monumentale. La ville de Chicago re-vendique la gloire de posséder bientôt la plus grande sculpture imaginée par Picasso. Qu’on ne vienne pas me dire que Picasso ne nous concerne plus, je crois au contraire que l’inventaire de ses oeuvres, comme des travaux de fouille, va encore mettre au jour une multi-tude d’idées, un butin comme les trésors des Incas. Il n’y aura donc jamais trop d’expositions Picasso. Simone FRIGERIO. DADA. Les jeunes hommes en colère qui se réunis-saient en 1916 au cabaret Voltaire de Zürich sous la houlette de Hans Arp et Tristan Tzara, pour scandaliser les bourgeois, n’imaginaient certainement pas que Dada, sigle lettriste ou mot puéril adopté parce qu’il ne voulait rien signifier, deviendrait un mouvement internatio-nal commémoré cinquante ans plus tard par le Kunsthaus de Zürich et le Musée d’Art Moderne de Paris. La révolution de la pensée esthétique moderne, en marche depuis 1907, venait d’être brutalement interrompue par la guerre de 14-18, alors qu’un des souffles créateurs les plus puis-sants jamais connus par la peinture européen-ne passait sur Berlin, Munich, Paris, Turin. L’hécatombe de toute une génération sacrifiée, l’effondrement de deux empires, la révolution d’Octobre accomplie en 17, telle était la con-joncture historique du moment. Dada ne prônait rien sinon l’attitude du refus, qui se manifesta d’abord par le nihilisme de la table rase. En une deuxième phase, de nouveaux concepts de l’art suscitèrent des oeuvres origi-nales qui ont à juste titre leur place dans tous les musées. L’aspect littéraire et politique du mouvement ne peut pas être séparé de ses implications dans le domaine purement esthéti-que, c’est ce qui explique sa survie ou mieux sa réincarnation à travers le surréalisme. Alors que Dada s’agitait à Zürich, presque en même temps, à New York, Picabia et Marcel Duchamp scandalisaient les milieux artistiques par des publications et des oeuvres provocan-tes. L’anti-art est né avec les ready-made de Marcel Duchamp. L’exposition montre la pano-plie célèbre du premier • objecteur » et dévoile quelques astuces de cet artiste suprêmement habile, qui parvient, encore aujourd’hui, à exer-cer une fascination incantatoire sur une fraction nombreuse de la jeune peinture (pop et néo-réaliste). Attendons l’exposition annoncée de la rétrospective de son oeuvre, pour juger si Mar-cel Duchamp est un génie ou un charlatan. Il est probablement les deux. La contagion s’étend à Berlin où l’écrivain Huelsenbeck, venu de Zürich, y fonde en 1918 un club Dada. Le peintre George Grosz fut avec Haussmann l’une des étoiles de ce groupe avec lequel Otto Dix exposera en 1920-22. Leurs oeu-vres donnent dans la satire sociale et confinent, surtout chez Grosz, à un expressionnisme grin-çant spécifiquement allemand. A Cologne, Max Ernst entre dans le groupe Dada fondé par Arp. L’humour imaginatif de Max Ernst, son sens poétique, devaient faire de lui, lorsqu’il s’inté-grera au premier noyau surréaliste, l’archétype de la peinture surréaliste. A Hanovre, Schwitters compose en 1919 ses premiers tableaux Merz, chefs-d’oeuvre de la technique collages-assem-blages, dont on sait tout ce qui en a découlé En Italie, dès 1914, Prampolini, venu du futu-risme, peut être considéré comme un précurseur de Dada. En Hollande, Theo van Doesburg est effleuré lui aussi par l’esprit malin, avant de s’engager dans l’abstraction constructive. A Paris, Dada fut surtout littéraire; très tôt, André Breton, Aragon, Philippe Soupault lais-sent poindre l’aurore du surréalisme. En mars 1917, Reverdy fonde la revue Nord-Sud; la même année, représentation des • Mamelles de Tiré-sias •, d’Apollinaire. 1918, André Breton rencon-tre Paul Eluard ; en 1920, arrivée à Paris de Tzara, Arp et Benjamin Péret. Les Dadaïstes se font exclure du Salon de la Section d’Or (1920). Les manifestes et les manifestations Dada se succèdent ; les expositions de Max Ernst, de Picabia, aboutissent à un Salon international de Dada (1921). Ce bref résumé ne peut donner une idée com-plète de tout ce qui s’est accompli sous le signe de Dada, mais l’exposition offre une documen-tation méticuleuse et vivante sur une époque (1915-1922) qui restera comme le témoignage d’une explosion de jeunesse insolente, le sur-saut de la liberté de pensée et d’expression avant le baillonnement des totalitarismes. Assez curieusement, deux courants opposés sont sortis de Dada : une veine abstraite cons-tructiviste, avec Sophie Taeuber-Arp, Richter, van Doesburg, Sonia Delaunay, Schwitters, Jan-co, Kassak, Arp s’en dégagera assez vite, et une veine surréaliste ou figuration imaginaire, dont Max Ernst, comme nous l’avons mentionné, sera le plus brillant exemple. Max Ernst a su déve-lopper une oeuvre à la fois poétique et puis-sante sans trahir les motions de la jeunesse de son art. Pour Picabia, l’aventure Dada dans laquelle il s’était jeté parce qu’elle con r.sp 3r-1. 2. Picasso. Maquette de la sculpture monumentale pour le nouveau centre civique de Chicago. 3. Picabia. Paris, 4. Marcel Duchamp. La boite en valise. 1941. Photos HedrIch-Blessing, N. Mandel, Musées Nationaux. Paroxysme de la douleur. 1915. Con. Simone C II ‘ne