* ALLAN KAPROW * LES HAPPENINGS SONT MORTS… VIVENT LES HAPPENINGS * Les Happenings scnt la seule avant-garde souterraine d’aujourd’hui. Régulièrement depuis 1958, la fin des « happenings » a été annoncée —toujours par ceux qui n’en ont jamais vu un de près — et tout aussi régulièrement depuis, les happenings se sont répandus à travers le globe comme un virus chronique, évitant adroitement les endroits habituels et survenant où on les attendait le moins. « Où ne pas être vu : à un happening », conseillait « Esquire Magazine il y a un an, dans ses deux pages annuelles sur ce qui se fait ou ne se fait plus dans le domaine de la culture. Exactement ! On va au Musée d’Art Moderne pour être vu. Les happenings sont la seule activité artis-tique qui puisse échapper à l’inévitable mort-par-publicité à laquelle sont voués tous les autres arts, parce que, conçus pour une vie brève, ils ne peuvent jamais être surexposés; ils sont morts, littéralement, chaque fois qu’ils se produisent. D’abord inconsciemment, puis délibé-rément, ils jouaient le jeu d’une tendance préméditée, juste avant que la « mass media » ne commence à faire ravaler dans les gorges la condi-tion des arts standard. En ce qui concerne ces derniers, la grande ques-tion est devenue: « Combien de temps cela pourra-t-il durer? » ; pour les happenings c’était toujours: . Comment continuer? ». En 1961 j’écrivais dans un article: « Jusqu’au point où un « happening » n’est pas une commodité mais un événement bref, à partir du support de n’importe quelle publicité possible, il peut devenir un état d’esprit. Qui aura été là au moment de cet événement? Cela pourrait devenir comme les monstres marins du passé ou les soucoupes volantes d’hier. Je ne devrais pas m’en soucier puisque pendant que le nouveau mythe continue à croître, sans référence à rien de particulier, l’artiste peut accomplir une oeuvre d’une beauté secrète, réputée pour quelque chose de purement imaginaire, tout en étant libre d’explorer quelque chose que personne ne remarquera. » L’auteur de Happenings, jaloux de sa liberté, détourne l’attention publique de ce qu’il fait réellement, vers un mythe de ce qu’il fait à la place. Le Happening? C’était quelque part, il y a quelque temps; et à part cela, personne n’en fait plus… Il existe actuellement plus de quarante hommes et femmes « faisant » une sorte quelconque de Happening. Ils vivent au Japon, en Hollande, en Tchécoslovaquie, au Danemark, en France, en Argentine, en Suède, en Allemagne, en Espagne, en Autriche… aussi bien qu’aux Etats-Unis. Dix de ceux-ci sont probablement des talents de premier ordre. En outre, au moins douze ouvrages sur ce sujet ou s’y référant sont valables: « Décollage n° 4 », de Wolf Vostell, Cologne, 1963, publié par l’auteur ; « Une Anthologie », éditée et publiée par Jackson Mac Low et La Monte Young, N.Y., 1963; « Water Yam », de Georges Brecht, Fluxus Publica-tions, N.Y., 1963; « Fluxus I », une anthologie éditée par Georges Maciunas, également aux Fluxus Publications; « Postface and Jefferson’s Birthday » (Something Else Press, N.Y., 1964); « Happenings », de Michael Kirby, E.P. Dutton, N.Y., 1964… Jean-Jacques Lebel a publié un livre à Paris, et mon livre. « Assemblage, Environments and Happenings Harry N. Abrams, Inc., N.Y., vient de paraître. En plus de cette littérature croissante, il y a un nombre toujours plus grand d’articles bibliogra-phiques sérieux. Ces publications et les quelque quarante « Happeners sont en train de répandre le mythe d’un art qui est presque inconnu et, pour toutes sortes de raisons pratiques, inconnaissable. De plus, il est tout à fait dans l’esprit des choses d’introduire dans ce mythe certains principes d’action qui auraient l’avantage d’aider à maintenir la bonne santé présente des Happenings, tout en décourageant — et je dis cela avec une grimace mais sans ironie — une évaluation directe de leur efficacité. Au lieu de cela, les happenings seraient mesurés d’après les histoires qui se multiplient, d’après les scénarios imprimés et les photographies occasionnelles d’oeuvres qui seront à tout jamais passées, et qui auront évoqué davantage le halo de quelque chose respi-rant juste hors d’atteinte. plutôt qu’un enregistrement documentaire destiné à être jugé. En effet, il s’agit d’une rumeur calculée, dont le propos est de stimuler autant de fantaisie que possible, aussi longtemps qu’elle entraîne en principe loin de l’artiste et de ses préoccupations. Sur ce plan, le procédé en entier tend à devenir analogue à l’art, et les règles du jeu également. I. LE TRACE ENTRE LE HAPPENING ET LA VIE QUOTIDIENNE DEVRAIT ETRE CONSERVE AUSSI FLUIDE ET INDISTINCT QUE POSSIBLE. La réciprocité entre l’homme fabriqué et le « ready-made » sera de cette façon à la puissance maximum. Deux voitures entrent en collision sur une grande route. Un liquide violet s’achappe du radiateur défoncé de l’une des autos, et sur le siège arrière de l’autre il y a un énorme chargement de poulets morts. Les agents dressent le constat de l’accident, des réponses plausibles sont données, des conducteurs de remorque déplacent les débris, les débours sont payés, les chauffeurs rentrent chez eux pour dîner… 2. LES THEMES, LES MATERIAUX, LES ACTIONS ET LES ASSOCIATIONS QU’ELLES EVOQUENT, DOIVENT ETRE TIRES DE N’IMPORTE OU, EXCEPTE DES ARTS, DE LEURS DERIVES ET DE LEUR MILIEU. En éliminant les arts, et tout ce qui même de loin les rappelle, et en passant au large des galeries d’art, des théâtres, des salles de concerts ou autres salles culturelles (telles que les night-clubs et les cafés), il y a une chance pour qu’un art séparé se développe. Et c’est cela le point. Les Happenings ne sont pas composites, ni un art « total » comme les opéras wagnériens souhaitaient de l’être; ils ne sont pas non plus une synthèse des arts. A l’opposé de la plupart des arts types, leur source est le non-art, et le pseudo-art qui en résulte recèle toujours quelque chose de cette identité incertaine. Un manuel des Marines américaines sur les tactiques de combat dans la jungle, le tour d’un laboratoire où sont faits des reins en plastique, un embouteillage sur l’autostrade de Long Island sont plus utiles que Beethoven, Racine ou Michel-Ange. 3. LE HAPPENING DEVRAIT SE DISPERSER SUR PLUSIEURS ENDROITS LARGEMENT ESPACES, QUELQUEFOIS MOUVANTS ET CHANGEANTS. Une seule performance isolée dans l’espace tend à être statique et limitée (comme un motif de peinture au centre d’une toile). C’est aussi la convention de la scène de théâtre, empêchant d’utiliser mille possibilités dont se sert par exemple le cinéma, mais qui ne permet pas au public de les expérimenter actuellement. Chacun peut faire l’expérience en élargissant graduellement les distances entre les évènements dans un Happening. D’abord à un certain nombre de points le long d’une avenue à grand trafic ; puis dans plusieurs pièces et étages d’une maison à appartements où les activités sont sans liens entre elles; dans plu-sieurs rues; dans des villes différentes mais proches; finalement tout autour du globe. Quelques happenings peuvent se situer en voyage d’un endroit à un autre, et utiliser les transports publics et les navires. Ceci augmentera la tension entre les parties et leur permettra aussi d’exister davantage par elles-mêmes sans coordination intensive. 4. LE TEMPS, ETROITEMENT LIE AVEC LES CHOSES ET LES ESPACES, DEVRAIT ETRE VARIABLE ET INDEPENDANT DE LA CONVENTION DE CONTINUITE. N’importe quoi susceptible d’arriver devrait avoir lieu dans son temps normal, à l’inverse de la pratique qui consiste en musique, à ralentir ou accélérer arbitrairement pour suivre un schéma de structure ou une intention expressive. Considérez le temps qu’il faut pour acheter une canne à pêche au rayon d’un grand magasin affairé, juste avant Noël, ou le temps que demande de jeter les fondements pour un building. Si les mêmes gens sont engagés dans les deux actions, alors l’une devra attendre l’autre pour être complétée. Si des gens différents les accom-plissent, alors les événements peuvent se recouper. Le point important est que tous les événements aient leur temps propre; ceux-ci peuvent ou non s’accorder aux besoins normaux de la situation. Ils peuvent concor-der, par exemple, si des gens, venant des différentes sphères, doivent se rencontrer à temps pour prendre un train quelque part. 5. LA COMPOSITION DE TOUS LES MATERIAUX, ACTIONS, IMAGES, AINSI QUE LEURS TEMPS ET ESPACES, DEVRAIT ETRE ENTREPRISE D’UNE FAÇON AUSSI DEPOUILLEE D’ART QUE POSSIBLE ET EN MEME TEMPS PRATIQUE. Ceci ne se réfère pas à une absence de forme, car c’est littéralement impossible; cela signifie qu’il faut éviter des formes théoriques parti-culièrement associées aux arts, ou qui se rapportent à l’idée d’arran-gements par soi-même, telle que la technique sérielle, la symétrie dynamique, etc. Si j’ai ainsi que quelques autres, associé un Happening à l’idée d’un collage d’événements, alors Time Square peut aussi ètre vu dans cette optique. Tout dépend sur quoi l’accent est mis. Un Hap-pening fait peut-être plus allusion à la forme de jeux et de sports plutôt qu’aux formes de l’art, et dans cette connexion, il est utile d’observer comment les enfants inventent leurs jeux. Leur composition est souvent stricte, mais la substance n’est pas encombrée d’esthétique. Le jeu des enfants est aussi social, il représente la contribution de plusieurs à l’idée d’un seul. Donc un Happening peut être composé par plusieurs personnes et inclure aussi la participation du temps et des animaux. 6. LES HAPPENINGS NE DEVRAIENT JAMAIS ETRE REPETES ET DEVRAIENT ETRE EXECUTES PAR DES NON-PROFESSIONNELS UNE SEULE FOIS. Une foule de gens est en train de manger dans une pièce remplie de nourriture; une maison est brûlée; des lettres d’amour sont déchirées dans un champ et dispersées par l’orage qui approche; vingt voitures de location roulent dans des directions différentes jusqu’à épuisement de l’essence… Non seulement il est souvent impossible de répéter des situations telles que celles-ci, mais ce n’est pas nécessaire. A l’opposé des arts répertoriés, la liberté des Happenings est liée précisément à l’utilisation de champs d’action qui ne peuvent pas être fixés. En outre, puisqu’aucune habileté n’est requise pour réaliser les évènements d’un Happening, il n’y a rien à démontrer (ni à faire applaudir) pour un acteur ou un athlète professionnel. Tout ce qui reste c’est une valeur en soi. 7. IL S’ENSUIT QU’IL NE DEVRAIT PAS Y AVOIR (ET D’HABITUDE IL N’Y EN A PAS) DE PUBLIC POUR ASSISTER A UN HAPPENING. En voulant participer à une oeuvre, c’est-à-dire en connaissant le scénario et les tâches particulières de chacun, toute personne devient une partie nécessaire et réelle de l’oeuvre. Elle ne peut pas exister sans cette personne, comme elle ne peut pas exister sans la pluie ou l’heure de la bousculade dans le métro si c’est nécessaire. Bien que le parti-cipant soit incapable de faire tout et d’être dans tous les endroits à la fois, il connaît le patron général, il sait aussi que ce qu’il fait trouvera un écho et donnera du caractère à ce que d’autres font ailleurs. Un Happening avec seulement une réponse emphatique de la part d’une audience assise n’est pas du tout un Happening; c’est simplement une scène de théâtre. Traditionnellement, les beaux-arts demandent à être appréciés par un observateur physiquement passif, travaillant avec son esprit à atteindre ce que ses sens enregistrent. Mais les Happenings sont un art actif, requérant que la création et la réalisation, l’oeuvre d’art et l’appré-ciateur, l’oeuvre d’art et la vie, soient inséparables. Extrait de « Artforum », mars 1966.