GÉRALD GASSIOT-TALABOT * LE POP A PARIS Il serait faux d’affirmer que l’impact du Pop Art sur les jeunes peintres de l’école de Paris ne s’est produit qu’au début de 1963 lorsque les acti-vités de la galerie Ileana Sonnabend, alors installée 37, quai des Grands-Augustins, commencèrent à faire un certain bruit avec les expositions Rauschenberg, Jim Dine et Chamberlain. La circulation des idées et des formes s’effectue aujourd’hui avant tout par le truchement des revues et les revues américaines étaient lues en France avant 1963 ; les lettres de New York dans « Aujourd’hui », les articles des critiques d’art français de la génération 1950, qui ont beaucoup voyagé et contribué à faire écla-ter le cercle étouffant du chauvinisme parisien, avaient déjà fourni une ample information sur ce qui se passait outre-Atlantique. Rauschenberg et Johns avaient exposé antérieurement, l’un chez Daniel Cordier, l’autre chez Larcade, mais il s’agissait là de manifestations annonciatrices d’un mouvement, le Pop Art, qui allait s’éloigner des prémisses néo-dadaïstes et affirmer des préoccupations propres. L’escarmouche se passait plutôt au niveau des tenants du Nouveau Réalisme, alors imbus du dogme du constat, qui attaquaient Rauschenberg sur son subjectivisme, sa volonté de remplacera un ordre par un autre ordre », son souci d’intégrer l’objet dans une intervention ensembliste. Toutes critiques sur lesquelles, dès que l’impasse du « constat » eut sauté, la plupart des peintres valables du Nouveau Réalisme revinrent, pratiquant à leur façon l’ensemblisme, l’intervention, le subjectivisme implicite, mémoriel ou obsessionnel. Pourtant les problèmes se déplacèrent dès que le public parisien, les critiques, les peintres eurent la possibilité d’affronter de visu les toiles des principaux peintres du Pop Art, qui apparurent alors comme une coterie assez fermée, reflétant exactement un genre de peinture dont l’acte de naissance était strictement américain. Quelles que soient les origines du mot formé dans le contexte anglais de 1’1 C A, le Pop se chargea d’une force d’évidence d’objectivation, de gigantisme, il chercha ses thèmes dans un type d’objets et de situations, il aborda ses pro-blèmes selon un mode de réflexion complètement étrangers aux habitudes et à la mentalité parisiennes. Et c’est en ce sens que les expositions organisées par la galerie Sonnabend jouèrent en trois ans un rôle déter-minant dans l’alchimie de la jeune peinture française (1): elles donnè-rent à voir des oeuvres parmi les plus représentatives qu’avaient pro-duites, peu de temps avant, Rosenquist, Warhol, Lichtenstein, d’Archan-gelo, Ségal, Chamberlain, Dine, Wesselman, et, par adhésion, répugnance, constatation, ou tout autre mode d’appréhension, le phénomène Pop obligea à réagir, à prendre position ; il suscita autant de révoltes et de refus que d’adhésions, et ces adhésions qui furent le plus souvent silencieuses s’imposèrent par un canal d’objections et de réticences. En un certain sens la plupart de ceux qui réagirent au Pop, négativement ou positivement, montrèrent qu’ils en avaient senti l’originalité intrinsèque, et savaient qu’il constituait l’événement majeur des années soixante. Par sa référence aux techniques picturales ordinaires même lorsqu’il utilisait, avec Warhol, les procédés de répétition par la sérigraphie, le Pop conti-nuait à jouer subtilement, voire paradoxalement, sur le pouvoir de la représentation et non sur celui de l’identification de l’art au monde. En ce sens, la force d’impact du Nouveau Réalisme put paraître à un certain moment intellectuellement plus percutante jusqu’à ce que, em-pêtré dans ses contradictions, ses extrapolations abusives, ses exclusives dogmatiques, il buta sur l’impasse du constat et se disloqua de lui-même. L’année Dada 1966 devait, en portant au musée les petits objets du mouvement « révolutionnaire » de Zurich, montrer par contrecoup toutes les équivoques d’une doctrine fondée sur des a priori quantitatifs et qui ne laissait en quelque sorte à l’objet qu’une signification par inertie. En ce sens la bifurcation inaugurée par Alain Jouffroy avec les « objecteurs », qui faisait appel à certains membres du défunt Nouveau Réalisme par-venus à leur seconde phase créatrice, et surtout à des éléments nouveaux comme Kudo, Raynaud et Pomereule, allait prendre une signification toute spéciale en redonnant à l’aventure particulière de l’artiste sa néces-saire complexité, sa singularité fondamentale. C’est en ce sens que, notamment, avec Del Pezzo, Brusse, Diethman, l’objet a conquis une place noble dans un contexte qui semblait, à ses prémisses, le vouer essentiel-lement au mythe du déchet et de l’appropriation directe. D’autres artistes comme Télémaque, Monory, Buri surent, dans la logique des « mythologies quotidiennes », lui assurer un rôle de jalon ou de contre-point dans un système créateur plus vaste qui faisait appel au pouvoir de l’image. C’est là d’ailleurs que se situe avec le plus d’acuité le dialogue des peintres européens, et plus particulièrement parisiens, avec le fait inéluc-table, énorme du Pop qui provoquera quelques traumatismes salutaires. Rappelons par quel canal, en dehors des revues spécialisées et des journaux d’art, s’exerça cet affrontement. Depuis 1963, avec une interrup-tion d’une saison entière en 1965-1966, en raison du transfert de leur galerie rue Mazarine, les Sonnabend ont méthodiquement fait connaître a Paris toutes les personnalités du Pop Art et ont montré des toiles importantes; ils ont publié une série de catalogues auxquels certains critiques français ont donné quelques-unes de leurs meilleures préfaces : Alain Jouffroy (Rauschenberg, Lichtenstein, Warhol, Dine), Otto Hahn (Warhol, Oldenburg), José Pierre (Rosenquist), Jean-Louis Ferrier (Tom Wesselmann), sans oublier le texte d’André Breton sur Klapheck qui touche au secteur européen de la galerie; ils ont également reproduit les traductions de critiques américains dont les études étaient peu accessibles au public français comme Lawrence Alloway, Nicolas Calas, Robert Rosenblum, Barbara Rose, Gene Swenson, à côté des textes d’écri-vains bien connus des milieux artistiques parisiens tels que John Ashbery (Warhol) et Annette Michelson (Lee Bontecou). Cet ensemble de docu-ments forme une base de référence à qui veut comprendre les rapports qui se sont établis entre le fait du Pop et la sensibilité parisienne. C’est à l’affirmation d’une « nouvelle imagerie », parallèlement à l’avè-nement et au développement du règne de l’objet, qu’il faut se reporter pour souligner les phases du dialogue. Les peintres concernés apparte-naient à des familles diverses, comme d’ailleurs ceux du Pop qui mêlaient publicistes et anciens abstraits. On note chez eux l’influence du surréalisme (Télémaque, Monory, Klapheck), des antécédents abstraits (Rancillac, Cheval-Bertrand, Alleyn, Buri), des périodes ensemblistes et néo-dadaïstes (Klasen, Beynon), de la figuration expressionniste (Sarkis, Rancillac, Télémaque). L’héritage culturel européen, malgré tout ce qu’il peut avoir d’oppressant et de sclérosant, donne aux peintres, qui l’accep-tent ou qui le subissent, une secondarité, un pouvoir de distanciation qui, chez les plus lucides, permet une pénétration, une complexité des moti-vations propices aux créations les plus hautes. Un monstre pictural aussi embarrassant que Picasso, par exemple, que les jeunes peintres se ren-voyaient comme un punching-ball dans une enquête du journal « Arts », est pourtant présent consciemment ou non chez beaucoup d’entre eux et Adami, dont la singularité est grande dans le concert de la Nouvelle Imagerie, y puise des schémas essentiels. A partir de cet exemple extrême on mesurera le passif laissé par un Dubuffet et par les séquelles de Cobra. L’important, en ce qui nous occupe, est de noter l’étonnant phéno-mène de dessèchement, de « glaciation » que l’on constate dans une partie de la jeune peinture parisienne à partir de 1964. « Les Mythologies Quotidiennes», qui constituèrent une prise de conscience et un départ sur tant de points (rapport de l’image et de l’objet notamment), signèrent pour beaucoup la fin d’un certain expressionnisme, un refus des valeurs tactiles, de la sensibilité traduite par la virtuosité chromatique, l’épaisseur de la pâte, la viscéralité gestuelle. Si l’on excepte tout un ensemble de peintres graphiques comme Voss, Hiraga, Bertholo, Foldès, Macréau, Gaïtis, sur lesquels l’influence du Pop est insignifiante ou secondaire, et le lot toujours important d’expressionnistes en tout genre et des post-surréalistes, la convergence du Pop Art ne s’exerce à Paris que sur une minorité relative qui groupe d’ailleurs (comme par hasard) les éléments les plus vivants, les plus singuliers de la jeune école. L’analyse de la structure de l’image nous montre où s’établissent les zones d’échanges: Monory, Klasen, Stampfli regardent Rosenquist, mais combien différemment ! Télémaque n’ignore rien de l’oeuvre de Lichten-stein mais prend une direction inverse, Buri montre des affinités plutôt avec les Anglais. On peut mettre en comparaison les moulages anthropomorphiques de Ségal et ceux de Malaval ou d’Adzak, la reprcduction en sérigraphie des documents d’agence chez Rauschenberg puis chez Warhol avec tout l’atti-rail du Mec-Art, mais qui pourrait soutenir qu’il s’agit d’une opération de démarquage? Ce sont plutôt les pseudo•similitudes d’attitudes qui frap-pent : le commentaire sibyllin de Rosenquist, fondé sur l’ambiguïté de certaines impressions nettes et claires, pourrait se rapprocher du décryp-tement par analogie de Monory, qui sait au contraire expliciter une lecture dont tous les termes demeurent d’une subjectivité extrême. La position structuraliste d’un Lichtenstein est finalement plus proche de celle d’un Buri que du parcours intérieur qu’impose Télémaque… La banalité de l’objet, chez celui-ci, oblige au contraire le spectateur à entrer dans l’orgueilleuse modestie d’un monde où les positions les plus complexes se définissent à travers des concepts simples. De là un hermétisme singulier qui refuse les prestiges des symboles hautains et précieux, à l’encontre d’un peintre comme Forrester dont le charme très particulier est lié à tout un mode de civilisation d’éducation et de raffinement. Si les Américains ont eu dans leur ensemble à bénéficier ou à pâtir du préjugé de la simplification massive du motif, nombre d’études ont cherché, et souvent brillamment, à leur rendre justice. Rosenquist et Lichtenstein paraissent cependant dominer, pour les Européens, un groupe dont les positions personnelles ont été souvent plus disparates qu’on a voulu le laisser paraître: ce qui a été dès l’origine un gage de puissance et d’autonomie; et c’est un fait que, pour le moment, à l’en-contre du groupe Nouveau Réalisme qui a laissé très vite quelques cadavres derrière lui, les artistes du Pop Art se développent en pleine vigueur à mesure qu’ils divergent plus résolument. Mis à part l’éclipse volontaire de Rauschenberg, qui n’est d’ailleurs pas concerné par ce problème, le prestige des artistes Pop reste intact. Et si pour ma part l’oeuvre de Warhol me paraît d’une indigence sépulcrale, et si Dine ne me semble pas échapper à certaines contradictions gênantes, ce sont là des réactions de goût et d’humeur, autant que de réflexion, qui ne me permettent pas de mésestimer l’ampleur d’un contexte très riche : mettons à part Bontecou, l’envoûtante prêtresse du Léviathan aux allures de cheftaine, qui sort du cadre référentiel du Pop à l’environ-nement urbain et gardons l’implacable d’Archangelo qui fait souvent figure de brillant second et que je voudrais voir au premier rang, et l’in-telligent Wesselman dont la récente exposition a été un choc. Rosen-quist, plus insaisissable que jamais, s’impose comme une table de référence où l’acte pictural, débarrassé de sa destination esthétisante, est ramené à une fonction simple, évidente. Mais sur eux tous brille le soleil de fer de Lichtenstein qui a parcouru la trajectoire la plus haute, et posé à chacune de ses étapes des problèmes cruciaux. C’est lui qui apparaît ici comme le vivant symbole du Pop Art et une éviction regret-table du palmarès, à la dernière Biennale de Venise, ne lui a rien enlevé de son prestige. Gérald GASS IOT (1) La salle Pop au Salon de Mal 1964 fut également un événem FIND ART DOC