JOSE-AUGUSTO FRANÇA * COMMENT PEUT-ON ÊTRE AMÉRICAIN ? De Tocqueville à Vance Packard et à C. Wright Mills, les socio-logues américains et européens n’arrêtent pas de se pencher sur cette question brûlante; aucun n’a pourtant su aborder le domaine des arts visuels. La « mass communication » l’emporte, sur une autre espèce de communication, la catégorie de la quantité prenant le dessus sur celle de la qualité. Il serait sans doute commode de pouvoir maintenir une telle distinction entre deux plans qui n’existent plus; on doit précisé-ment aux Américains la tentative la plus féconde et la plus signi-ficative de démystification dans ce domaine. Le chercheur y décèlera un élément important de cette possibilité ou de cette nécessité d’être américain. La démocratisation de l’art aux Etats-Unis est un fait dont on ne saurait trop souligner l’importance. Elle dépend de maints facteurs qu’il faut échelonner sur une route cù la culture et le commerce, ou le ccmmerce et la culture, se trouvent liés à jamais. « L’art devient aussi une bonne affaire » : le titre d’un article fort documenté paru en 1963 dans « Business Week » (*) a sa raison d’être. Mais il ne s’agit pas moins de servir la communauté, les jeunes surtout — et le nombre de, musées par million d’habitants a doublé en trente ans, tandis qu’entre 1953 et 1960 les sommes dépensées dans les arts ont augmenté de 130 %. Des avantages fiscaux ignorés en Europe y contribuent sans doute, depuis le temps de Melon et de Kress jusqu’à aujourd’hui, au sein d’une société d’abondance où le Texas est toujours le Texas. En 1960 l’art coûtait aux Américains deux fois plus que leurs divertissements et six fois plus que leurs sports favoris. On estime qu’en 1970 le marché culturel dépassera les six milliards de dollars, plus du double du chiffre enregistré en 1964; les arts visuels y seront pour beaucoup. Les grandes firmes patronnent les artistes: en 1965 la General Motors a fait cadeau à ses employés de 100 000 livres d’art, d’autres entreprises constituent des collections comme formes d’investis-sement, de prestige et pour les besoins des « public relations ». « Art does not pay; it costs » — voilà un slogan dont on doit souligner la bonne volonté, mais qu’on ne doit pas moins discuter d’un point de vue sociologique. Les Américains veulent que l’art soit une dépense noble, une dépense sans profit, mais on ne saurait ignorer que, si l’art coûte cher, l’argent y investi n’est pas de l’argent perdu, car il ne manquera pas de rapporter, tôt ou tard. Il ne faut pas être américain pour le savoir… Tous ces chiffres garantissent le rôle social de l’art aux Etats-Unis, dans son aspect extérieur, c’est-à-dire au niveau de la consommation. Ce n’est pas le plus important. On est américain parce qu’on peut se permettre d’acheter de la peinture, d’ouvrir des musées, de faire vivre des artistes — mais c’est dans la créa-tien même de ces artistes qu’il faut chercher la réponse à notre question. Leurs produits de consommation ont une raison d’être, ils répondent à des besoins collectifs, en proposent d’autres; ils définissent, en somme, les conditions profondes d’une existence nationale. « The american way of life » y passe: la façon de vivre, d’aimer et de mourir y puise ses racines, y trouve son décor et son rythme, son support et sa pulsation… Or, il s’agit avant tout d’une aventure de l’espace. Chaque critique américain parle espace quand il parlé peinture. Avant d’être une « forme symbolique », l’espace est une donnée de l’expérience et c’est d’après leur expérience physique que les peintres de New York ou de la côte du Pacifique créent ces valeurs nouvelles où la quantité, encore une fois, devient qualité. La démarche dialectique n’est pas sans rappeler celle qu’on avait déjà remarquée à propos de cette communication de masses que les mêmes peintres cherchent à atteindre. Peut-être y a-t-il une constante dans l’action des artistes d’outre-Atlantique. Peut-être ne pourraient-ils pas faire ou être autrement… Espace, dimensions, échelle — les trois concepts vont ensemble. Ils mènent à une expression gestuelle qui doit posséder certaines caractéristiques d’énergie, de poids et de vitesse pour donner une réponse organique à l’espace proposé, pour le remplir physiquement et pour satisfaire la situation émotionnelle de l’usager. « Exubérance », « liberté », « amplitude », « monumentalité intensité » — un inventaire des mots employés par la critique américaine, établi selon les bonnes règles d’un jeu structuraliste, serait sans doute curieux: il pourrait nous éclairer sur cette conscience nationale de l’espace et de sa projection esthétique L’espace représente l’indépendance pour l’artiste américain. N’est-il pas vrai que Barnett Newman est censé avoir reformulé son art, en 1947, en termes d’une « declaration of space , essentielle (Walter Hopps)? La peinture américaine se déclare donc libre, monumentale, independante: elle se déclare « spatiale », si j’ose dire. Libres. les peintres gesticulent; « monumentaux », ils rêvent de toiles plus grandes que nature; indépendants, ils exigent et définissent un statut inédit pour leur propre création — et c’est toujours l’espace qui est visé dans leurs démarches. Y a-t-il quelque simplicité d’esprit dans ces conceptions spa-tiales et dans l’emploi de dimensions gigantesques? La critique ne manquera pas d’y voir de l’ « héroïsme » — et d’affirmer que l’attitude des peintres épris de « big canvas » et de « l’échelle du close-up » est « décidément américaine ». Ainsi écrit H. Geldzahler à propos de l’oeuvre d’Ellsworth Kelly en 1966, et déjà en 1958 E.C. Goossen parlait de « la signification réelle de l’échelle comme qualité propre à la nouvelle peinture améri-caine » (*). Quand aux gestes enragés des expressionnistes abs-traits, Alan Salomon nous garantit en 1964 qu’ils concernent « l’état d’esprit de l’Américain ». En effet, on ne saurait douter que « l’expressionnisme abstrait ne constitue pas le tronc principal d’où sortent les branches nouvelles de l’art américain contempo-rain le plus vital » et qu’il n’y demeure pas « attaché d’une façon organique » (*). Sam Hunter a écrit ces lignes en 1963; il aurait pu les réécrire aujourd’hui. Les deux phéncmènes n’en font qu’un : le drame et le décor s’interpénètrent et s’expliquent mutuellement. Le secret de l’ « amé-ricanité » est très probablement là. Pollock et Kline ont été les principaux protagonistes de ce drame, les mimes d’une action dont la vitesse nie le temps et à laquelle Rothko et Ad Reinhardt ont fourni le décor — un « timeless espace » qui est « l’espace » nécessaire. Tobey, lui, assure la liaison entre l’un et l’autre éléments, entre l’action et la non-action, dans sa sagesse absolue — et « sans temps » elle aussi. Peut-on situer dans les années 1932-33 le déclenchement de ce drame et la production de son décor ? En 1932, Hoffmann arriva aux Etats-Unis; l’année suivante, on y a vu débarquer Albers. Certes, De Kooning était là depuis 1926, l’année même où Rothko commença de peindre, mais c’était encore trop tôt pour que l’Amérique puisse prendre une décision ; par contre, dans les années 40, c’était déjà trop tard et les émigrés de l’Ecole de Paris n’ont eu qu’un rôle de catalyseurs, rôle important, sans doute, mais non essentiel. Entre temps, les Américains avaient appris à être américains… Qu’ils aient fait cet apprentissage avec des peintres germaniques n’étonnera certainement pas ceux qui méditent sur le sens de l’espace à la fois chez les expressionnistes et chez les hommes de la Bauhaus. En 1964, A. Salomon nous rappellera com-ment le Kandinsky munichois convenait à l’état d’esprit des Américains. Les « Pops », prenant, vingt ans après, le parti de « regarder le monde » (Lichtenstein) par le truchement de la « mass commu-nication », se situent eux aussi sur le plan de l’expression. En effet, ils réalisent la synthèse du drame et du décor — posant toujours des problèmes de dimension. Alan Salomon l’a bien sou-ligné en 1963: « Ils intensifient notre perception de l’image (…) en agrandissant l’échelle (…) et en exagérant la forme » (*). Cette « intensification » des pouvoirs de l’oeil a débouché sur un « optical art », mais, tout en lui trouvant le petit nom « op », en 1964, dans les colonnes de « Times », les Etats-Unis se sont méfiés de ses trouvailles. L’oeil américain (« the responsive eye ») a préféré naturellement les propositions d’un « Hard Edge » soutenu par l’espace réel de vastes toiles, aux astuces d’un jeu bientôt dégradé au niveau de la mode pour grands magasins. Il faut comprendre qu’une situation sociologique moins conventionnelle que celle des Européens a permis aux Américains de ne pas se laisser prendre au piège de cette sorte d’alibi démocratique. Le choix récent d’un jeune critique (Lucy Lippard, dans « Art International », 1965) peut nous fixer sur le sens actuel de l’art aux Etats-Unis. Choix discutable, certes, il ne nous met pas moins dans un système de préférences accordées aux besoins essentiels que nous avons décelés. Ad Reinhardt y voisine avec le vieux Marcel Duchamp — l’espace pur et l’action pure; l’un explique les « structures architectoniques » récentes du jeune Robert Morris, l’autre justifie, au-delà du choix de Miss Lippard, les « objets » et les « happenings » actuels — par exemple cette semaine de manifestations que Rauschenberg vient d’organiser, avec l’appui de l’industrie, dans les locaux mêmes où, en 1913, le célèbre « Armory Show » introduisait Duchamp aux Etats-Unis. Entre des constructions gratuites et des actions alléatoires se définit donc l’art américain d’aujourd’hui. Comment ne pas rap-procher ces « structures primaires » (Dora Ashton) de certaines constructions qu’une technologie moderne fait pousser à Cap-Kennedy et sur les plaines de l’Amérique dans une toute nouvelle situation spatiale? A ce « new cool-art » (Irving Sandler) que la cybernétique animera bientôt répond, pour ainsi dire, un « new hot-art » dans une « why not ? » attitude dont Nicolas Calas a parlé en 1966 (*). Albers et Hoffmann en déterminent les tempé-ratures respectives, à la distance de deux générations et au sein d’une nouvelle conjoncture… …« Declaration of space », déclaration d’indépendance: on est américain si l’on aime l’une et l’autre expériences. Espace et indépendance esthétique sont maintenant choses acquises par l’art des Etats-Unis; ne revenons plus là-dessus. Le temps de la querelle des « centres » est révolu, car le prétendu passage de Paris à New York, ce ridicule schisme de l’Occident, apparaît aujourd’hui comme un non-sens, dans un monde culturel décentralisé à jamais. D’ailleurs, les critiques américains les plus polémiques pouvaient s’en rendre comote déià en 1964 lorsqu’ils mettaient en cause l’avenir de New York même (Thomas B. Hess, in « Location ») J.-A. FRANÇA. (*) Texte recueilli dans « The New Art a (remarquable) critica logy », organisé par Gregory Battcock, New York, 1966. FIND ART DOC