Vu sous cet angle, le choix du comic-strie par Lichtenstein est très significatif : la vignette des bandes dessinées constitue le ready-made visuel par excellence. Lichtenstein l’a adopté en bloc, comme un tout . indivisible ayant ses caractéristiques propres : les reproduit fidèlement, depuis la typographie des mots-légendes « en ballons » jusqu’au grain de l’image imprimée. Ce ready-made visuel agrandi et peint sur toile vaut d’abord par sa quantité brute d’information. Mais très bientôt il s’impose à Lichtenstein en tant qu’élément de langage, en tant que style. De Cézanne et de Picasso à Mondrian, Lichtenstein traite les moments majeurs de l’histoire de l’art contemporain en bandes dessinées. Par rapport à l’absolu systé-matique du procédé mécanique chez Warhol, l’intervention de la main apparaît là comme une régression technique. Régression habile, toutefois, qui permet d’infinies et subtiles modulations au-delà de l’apparente objec-tivité du langage, et qui flatte chez le spectateur les vieux préjugés esthétiques. Le prestige de la peinture-peinture vole au secours de la banalité objective. Rosenquist va plus loin encore. Indépendamment du recours aux effets picturaux classiques (distribution de la lumière, modulation des tons), il débite les ready-made visuels en tranches et pratique la frag-mentation « poétique « des images. Cadavres exquis du pop, les tableaux de Rosenquist, par l’agencement de leurs contrastes, cherchent à susciter chez le spectateur le plus grand nombre de réflexes associatifs primaires. Le public s’y laisse prendre volontiers : il n’a que trop tendance à prendre pour le mystère de la poésie ce qui n’est qu’une recette perfec-tionnée de la psychologie de l’image publicitaire. Le hachis-Rosenquist à la sauce surréalisante fait fureur en Europe où il a été adopté par un vaste courant mimétique qui camoufle ses emprunts américanistes sous le couvert de la « narration ». Les premiers Nus de la série « Great American Nudes» de Tom Wesselmann, qui étaient des peintures-collages, faisaient la transition entre les deux esprits pop, mise en scène et mise en page. Ses dernières oeuvres, exposées en novembre 1966 à la galerie Sonnabend à Paris, et notamment le Paysage à la Volkswagen, le Frigidaire et le Grand Nu en matière plastique emboutie, témoignent à la fois de la maturation de son style et d’un souci majeur d’intégration spatiale. Grandeur et décadence d’un style à travers la diffusion de son label. Voilà pour les leaders pop. Il est bien évident que mon énumération n’est pas exhaustive. Les suiveurs sont légion. Mais dans cette foule anonyme je ne pense pas avoir omis beaucoup de gens susceptibles de se hisser au niveau des sept Grands. Il y a, bien entendu, des exceptions, mais qui sont plutôt dues au caractère marginal des personnalités et de leur démarche : les sculpteurs Chamberlain et Marisol, le super-lettriste Indiana, les Californiens Conner et Kienholz. L’épreuve du temps est d’ailleurs accélérée par l’ultra-rapide succession des modes. Le pop-art, qui a fait pendant un temps figure de second style américain de l’après-guerre, est totalement « dépassé « à New York. Et il en va déjà de même de son antithèse dialectique, l’op-art (op pour optical), qui a trouvé aujourd’hui sa transcendance dans la topologie combinatoire des formes simples : primary structures. En pleine récession, au creux de la vague, la sélection naturelle opère ses ravages à une vitesse V : il ne restera bientôt que peu de choses du raz-de-marée pop des années 60-65 et les noms que j’ai cités en émergeront d’autant. Nous pouvons désormais juger du pop-art en toute objectivité. Sa diffusion mondiale, ses échanges et ses contacts avec les Nouveaux Réalistes parisiens, son influence immédiate sur de nombreux secteurs de la nouvelle figuration européenne, sud-américaine et japonaise, tous ces phénomènes d’extension en un mot ne doivent pas faire illusion. Au départ, le pop-art est un langage authentiquement américain qui s’insère tout naturellement dans l’évolution stylistique de l’école de New York. Il repose sur le sens de la nature moderne et cette nature moderne a été avant tout conditionnée par le phénomène nord-américain. Les U.S.A. se sont développés en tant que nation au fur et à mesure des progrès de l’industrie et de la technique. Ce pays, grand comme un continent, est le fruit de la révolution industrielle du siècle dernier. Sa culture moderne s’est totalement identifiée à la civilisation industrielle et à son folklore. Les ready-made visuels produits par les mass media sont ressentis par l’artiste américain comme des éléments d’un langage inhérent à sa propre culture. Au contraire de l’artiste européen hyper-sensibilisé à la brusque mutation technologique et qui y réagit par la surenchère appropriative, l’artiste américain a admis une fois pour toutes les données objectives de la réalité urbaine qui l’entoure : la découverte de la nature urbaine s’est opérée chez lui sans heurt, comme l’atteste d’ailleurs la transition néo-dada entre l’action painting et le pop-art. Ce qui constitue un réflexe de la jeunesse retrouvée chez l’Européen s’iden-tifie chez l’Américain à une réflexion de la maturité acquise. Seul de tous les leaders pop, et sans doute aussi le plus grand Claes Oldenburg, par l’absolutisme de son langage et l’extrêmisme de ses moyens (extrêmisme de la couleur, de la matière et des proportions)’ se rapproche de la vision réaliste européenne. Il est vrai qu’il est d’origine scandinave, qu’il a vécu son enfance dans les milieux diplomatiques et qu’il a reçu une éducation mixte jusqu’à son entrée à Yale en 1946 • malgré sa parfaite assimilation au contexte new-yorkais, il a peut-être bénéficié d’une certaine distance psychologique qui l’a forcé à accompli• un effort d’adaptation et d’accommodation plus conscient, plus volontarisé. Le périple de l’étymologie. Un second facteur de confusion est lié au terme générique lui-même. D’où vient le mot pop ? Il a été employé pour la première fois vers 1955 par le critique anglais Lawrence Alloway à propos des oeuvres 122 d’un groupe d’artistes londoniens réunis à l’I.C.A. (Institute of Contem-porary Arts) dont il était à l’époque le directeur. Ces artistes, réunis autour de Richard Hamilton, pratiquaient le collage réaliste post-schwit-térien. Certains d’entre eux, tels le sculpteur Paolozzi et le peintre ame-ricain Kitaj, inaugurèrent un style très personnel. Ce premier emploi du mot pop(ular) demeura strictement occasionnel et le terme n’aurait pas connu son actuelle vogue s’il n’avait pas été repris au début de 1963 par Alloway lui-même, devenu entre temps conservateur au Musée Guggenheim de New York. Comment caractériser l’abondante et tumultueuse postérité néo-dada, la nouvelle vague des fils spirituels de Rauschenberg, John Cage et Allen Kaprow ? Les labels pro-posés étaient nombreux : commonists, factualists, popular realists, ame-rican new realists, artists of junk culture, etc. Alloway et le pop-art l’emportèrent, toute la critique new-yorkaise suivit. Le mot s’appliqua donc d’abord à la deuxième vague des épigones du néo-dada. Mais cette acception limitée et tout à fait justifiable historiquement n’a pas tenu à l’épreuve des faits. Il y a dans le mot « pop » comme une vertu magique, l’éclair d’une pétillance et la joie communicative d’un problème explosif. Entre le pop-corn et les pop-songs l’Amérique avait terriblement besoin de consommer du pop-art à toutes les sauces et sans distinction d’anté-riorité. Les maîtres ont été associés aux élèves, ce qui était d’autant plus facile que la différence d’âge n’existait pas, et de Rauschenberg à Oldenburg ou au dernier venu de l’art d’assemblage, tout le monde est pop. De New York en boomerang le pop est revenu en Angleterre et a consacré définitivement la jeune école londonienne. Il ne tarda pas à franchir la Manche et à battre en brèche sur son propre terrain le Nouveau Réalisme, bénéficiant de l’ambivalence du terme européen qui se réfère à la fois sur le plan historique à un groupe précis, donc limité, et sur le plan philosophique à une orientation d’ensemble, à l’état d’esprit de toute une tendance de l’art contemporain. Aujourd’hui, les jeux sont faits. Nouveaux Réalistes, assemblistes, objecteurs, peintres narratifs ou néo-figuratifs sont logés à la même enseigne : tout ça c’est du pop pour le grand public. Le pop-art et le réalisme contemporain. Dans l’auberge espagnole de ce pop-art universel, chacun est libre d’y trouver ce qu’il y a apporté. Toutes les intentions sont bonnes. Pour en juger il nous faut revenir aux sources. Le pop-art originel est-il un langage de la critique sociale ? Le constat de la nature urbaine made in U.S.A. et le recours à son folklore technique constituent-ils un acte d’accusation envers la société ? Le procès-verbal se transforme-t-il en réquisitoire ? C’est tout le problème du réalisme en général qui se pose là : il y a un siècle, les tableaux du communard Courbet étaient-ils plus « critiques » que ne le sont aujourd’hui ceux Je Wesselmann, B.A. en psychologie de l’Université de Cincinnati ? Courbet n’a pas hésité à renverser la colonne Vendôme, mais il s’est bien gardé de mêler la politique à son art. On sait où ont mené ces noces contre nature lorsqu’elles furent organisées par Jdanov sous l’égide de Staline. Le réalisme a sa loi fondamentale, qui est l’objectivité du constat. Le réaliste ne discute ni le contexte ni le décor de sa vie : il s’identifie au réel, s’y insère, s’y intègre. Les intentions ou les arrière-pensées, les engagements ou les réserves viennent ensuite. La notion généreuse d’André Breton, de « l’indépendance révolution-naire de l’art », a longtemps placé l’artiste dans la position marginale de l’éternelle révolte : à la limite il était devenu le militant du refus. Cette position romantique pouvait se justifier jusqu’en 1945 et à la rigueur jusqu’en 1960, c’est-à-dire avant la mutation réaliste de nos valeurs. Le spectacle du monde avait engendré un pessimisme fondamental à l’égard de la nature humaine. L’une des bêtes noires était le progrès industriel et ses phénomènes négatifs de prolétarisation et d’aliénation humaines. On croyait alors à une fin apocalyptique de la civilisation par excès mécanique. Eh bien ! les robots destructeurs sans âme n’ont pas vu le jour. L’immense mutation technologique et scientifique déclenchée par le second conflit mondial porte son premier fruit pacifique : le passage pro-gressif de la conscience planétaire à un optimisme raisonné, qui ne correspond pas à un luxe de l’esprit, mais à une exigence logique de survie. Quelle que soit l’étendue du progrès scientifique dans les domaines de l’atome, de l’électronique ou de la navigation intersidérale, il faudra toujours des hommes au coeur de toute chose, ne serait-ce que pour contrôler l’énergie, nourrir la mémoire des cerveaux électroniques, cal-culer les orbites des fusées. Sans cette permanence des valeurs huma-nistes de contrôle, d’adaptation et de responsabilité, le savant perd son droit à l’imagination : sans humanisme pas de progrès. L’art abstrait refusait le monde réel au profit de l’univers intériorisé d’une conscience individuelle : à cet art d’évasion a succédé un art de participation. L’avant-garde actuelle est optimiste et réaliste, l’artiste tend à réintégrer le corps social. Dans le monde automatisé de demain ie problème capital sera l’utilisation du temps libre. L’artiste apparaîtra dès lors non plus comme un paria ou un révolté, mais comme l’ingénieur et le poète de nos loisirs. Son rôle dans la société sera central et déter-minant, il se verra promu aux plus hauts rangs de la hiérarchie techno-cratique. Il importe dès aujourd’hui qu’il se prépare à cette mutation radicale de sa condition. Dédaignant la satire stérile et la peinture des bons sentiments, les pop-artists new-yorkais sont retournés aux sources du folklore urbain. Ce faisant, ils ont vu juste, ils ont touché au vrai but, ils ont assimilé le sens de la nature moderne, ils sont allés vers le plus grand nombre. Leur parfaite intégration au réel constitue le premier pas vers l’esthétique collective et la socialisation de l’art, préambule nécessaire à un huma-nisme nouveau. Pierre RESTANY, Paris, janvier 1967. (1) Cf. « Aujourd’hui », no 54, p. 89. FIND ART, DOC