FIND ART DOQ * PIERRE RESTANY * LE P p=A RT UN NOUVEL HUMANISME AMÉRICAIN Le temps des -ismes parisiens est bien révolu. Aucun terme génériqwe de l’art contemporain ne peut prétendre à l’acception mondiale s’il n’a reçu la sanction de la critique, des journaux, des marchands et du public américains. Le pop-art (abréviation de popular art) a été intronisé par New York. Le baptême est récent, mais en l’espace de quatre ans le phénomène s’est imposé de façon foudroyante : sa généralisation hâtive est une source de confusion historique. Le terme pop-art recouvre aujourd’hui l’entier secteur du réalisme contemporain né d’un sens nouveau de la nature moderne, industrielle et urbaine. Au départ, cette prise de conscience fondamentale s’est opérée simultanément de part et d’autre de l’Atlantique, mais dans des contextes culturels différents ; elle a donné lieu à des orientations diverses tout comme à des interréactions réciproques. Le nouveau réalisme parisien a donné la réponse européenne au problème. La découverte du folklore urbain a pris l’allure d’une véritable révélation. Sous son empire les nou-veaux réalistes nous ont fait voir dada sous un jour différent. Le comble de la négativité artistique s’est soudain chargé de signification positive. Symboles de l’anti-art, les ready-made de Duchamp et les collages de Schwitters sont devenus des références dp base, les éléments d’un nou-veau répertoire expressif. Dépassant le pur fétichisme cher à Marcel Duchamp, Klein, Tinguely, Arman, César, Nains, Raysse et leurs amis ont donné au langage de l’objet trouvé une syntaxe et une poésie, à partir d’une série de gestes-limites sur lesquels s’est fondée une relance de l’expressivité liée à la remise en question des anciennes valeurs. La transition néo-dada. En Amérique du Nord les choses ont pris un cours différent, bien que le point de départ philosophique soit le même. La rupture a été moins brutale. La transcendance positive du fait dada ne s’est pas opérée de manière aussi tranchée. Cela est dû à la personnalité de l’artiste qui assura cette transition et dont le rôle, tout aussi déterminant que celui d’Yves Klein en Europe, fut un rôle de synthèse plutôt que de choc : Robert Rauschenberg, dès le début des années 50, met en question l’esthétique gestuelle de l’action painting. Sensible à l’usure expressive de ce vocabulaire de l’instinct, il cherchera à en assurer la recharge signifiante en ayant recours à des éléments concrets. Les premières combine paintings de 1952-53 offrent une solution magistrale : elles se présentent comme des collages d’objets trouvés sur un fond pictural expressionniste. A travers ce traitement particulier du ready-made, Rauschenberg devait rencontrer l’un des peintres les plus doués de sa génération, Jasper Johns. Autour du binôme Rauschenberg-Johns, auquel il convient de rappro-cher l’oeuvre du sculpteur Stankiewicz, une situation nouvelle se cristallise à New York. Par l’ambivalence volontaire de leur parti-pris et leur position directement référentielle à Duchamp et à Schwitters, ces artistes méritent bien l’épithète de néo-dadas (new-dadaists) que leur a décernée la critique. Toutes ces démarches, que rejoignent en esprit les préoccu-pations d’un outsider de talent, Larry Rivers, ont en commun la fasci-nation de l’objet usuel et l’attachement à l’esthétique expressionniste. La transition s’opérera ainsi sans heurt entre le premier style de l’école américaine d’après guerre, l’action painting, un expressionnisme lyrique. gestuel et abstrait — et le second style U.S., celui de la nouvelle vague de 1960, le pop-art réaliste et objectif, l’émanation directe du folklore urbain, de la civilisation industrielle et de l’american way of life. , Dans le contexte new-yorkais des années 1960-62, la découverte du folklore technique prend la dimension d’une véritable épidémie, d’un style collectif. En moins de deux ans apparaîtront tous les jeunes cher-cheurs qui se sont imposés aujourd’hui comme les protagonistes du pop-art : Claes Oldenburg, Jim Dine, Roy Lichtenstein, Andy Warhol, George Segal, Tom Wesselmann, James Rosenquist, s’engouffrent ensemble dans la brèche ouverte par les néo-dadas, eux-mêmes consacrés chefs de file à 30 ans. Découverte de la nature moderne. Qui sont ces pop-artists ? Des metteurs en page et des metteurs en scène de la nature moderne américaine, unis par une commune option réaliste et objective. On ne peut même pas dire qu’ils appartiennent à une classe d’âge postérieure aux néo-dadas : Lichtenstein (né en 1923) a deux ans de plus que Rauschenberg ; Oldenburg (né en 1929) a un an de plus que Jasper Johns. Rauschenberg et Segal ont exactement le même âge, Johns et Warhol aussi. Les benjamins, Dine et Rosenquist, sont nés respectivement en 1935 et en 1933. Les chemins qui les ont conduits à la découverte de la nature moderne sont fort divers, leurs origines et leurs horizons culturels aussi. A la tradition cubisto-dadaiste du collage, actualisée par Rauschenberg, à la technique de la peinture-reportage et de l’assemblage objectif viendront se superposer des genres de synthèse : l’environnement et le happening. L’assemblage est élevé à la dimension architecturale dans l’environne-ment ; le happening y introduit une ultime dimension de synthèse, l’action humaine. Parallèlement à Rauschenberg, le peintre Allen Kaprow, théo. ricien du happening, et surtout le compositeur John Cage, auront joué un rôle capital dans la recherche d’une expression de plus en plus inté-grée à l’organicité du phénomène social. Le happening a joué un rôle considérable dans la formation et la carrière de Claes Oldenburg, Jim Dine et Segal. Claes Oldenburg est l’auteur de très nombreux happenings. Jim Dine a pratiqué le genre en 1960. Segal est un des « performers » habituels de Kaprow. Leurs oeuvres respectives ont été influencées par la notion d’environnement. Les objets « durs » en plâtre colorié et les objets « mous » en moleskine rembourrée de kapok ont rendu Claes Oldenburg célèbre dans le monde entier. Ce fils de diplomate suédois, qui fut un temps « street reporter », puis représentant en confiserie, est venu relativement tard à la carrière artistique : il ne fera sa première exposition particulière qu’à 30 ans. Il est venu à l’art riche d’une forte expérience de vie : il est descendu dans la rue new-yorkaise et il ne l’a jamais quittée. Après avoir débuté par des assemblages qu’il appelait des « drawing-objects (dessins-objets, 1958-59), il expose avec Dine à la Judson Gallery de New York en 1960 un environnement sur le thème, précisément, ae « la Rue ». Son oeuvre, qui culmine aujourd’hui avec ses « monument-drawings » (projets de statuaire monumentale pop), a fait de lui le maître du style, le Michel-Ange baroquisant du pop-art. Rien ne peut mieux définir l’esprit de Jim Dine que la référence à l’exposition de 1960 qu’il fit en commun avec Oldenburg à la Judson Gallery. Le titre de son environnement était significatif : « la Maison Laissant à Oldenburg le constat de la réalité extérieure, de l’extroversion moderne, son domaine sera celui de l’intimité, de l’intérieur. Dine développe ainsi des rapports d’appréhension et de compréhension vis-à-vis des êtres et des choses, des objets usuels, des appareils ménagers, des vêtements, des meubles, des outils professionnels. Il a hérité de Jasper Johns cette fascination de l’expressivité intrinsèque de l’objet et aussi une certaine tentation esthétisante. Mais il est allé plus loin que son maître dans le sens d’une définition volumétrique de l’espace ambiant et d’un parcours visuel. Ses images pluri-dimensionnelles appa-raissent, dans le meilleur des cas — sa production étant très irrégulière au point de vue qualitatif — comme des labyrinthes psycho-sensoriels de la vie quotidienne. Segal, le vice-doyen d’âge du pop-art, a longtemps mené de front ses recherches artistiques et la fort lucrative profession d’éleveur de poulets. Le jour où la ferme familiale du New Jersey a pris trop d’ampleur, il s’est débarrassé des poulets pour se consacrer uniquement à son art. Il avait — paraît-il — la chair de poule à la seule pensée de finir dans la peau d’un industriel du poulet. Entre temps, il avait inspiré à Kaprow son célèbre « Chicken » happening (Philadelphie, 1962). Ses moulages grandeur nature, qui reproduisent dans le plâtre les attitudes les plus courantes de l’homme de la ville, constituent une sorte de Musée Grévin de l’Anonymat : M. X… manoeuvrant les « flippers » d’un billard électrique, Mme Y… à sa toilette, le jeune Z… à bicyclette. Image-objet et ready-made visuel. Ces trois artistes, par l’orientation même de leurs démarches, appa-raissent comme des metteurs en scène de la réalité urbaine. Chaque phase de leur oeuvre constitue le détail d’un environnement en continuel progrès, le décor évolutif du happening permanent de leur vie. Par rapport à Oldenburg, Dine ou Segal, Andy Warhol, Lichtenstein et Rosenquist se définissent comme des metteurs en page de la nature moderne. Quels que soient les moyens employés, les techniques utilisées, les références avancées, ces artistes ont axé leur recherche sur une définition objective de l’image, conditionnée par les « mass media », les impératifs de la communication de masse. Ex-dessinateur publicitaire, Andy Warhol connaissait bien la technique industrielle du report photographique sur sérigraphie : il consiste à reporter la trame d’une photographie (à l’instar de n’importe quel dessin) sur un support de soie et à imprimer le cliché, après encrage, sur papier ou sur tissu. Un jour de 1960, Warhol décida d’utiliser dans sa peinture le système de report sur toile de façon à obtenir, à l’exclusion de tout effet subjectif ou manuel, une image-objet susceptible d’entrer dans différentes combinaisons : agrandissement, répétition, multiplication, séries alternées. Les boîtes de Campbell Soup (1962) le rendirent célèbre d’un jour à l’autre. Ce furent ensuite les séries de Marilyn Monroe et de Liz Taylor et puis, sur le thème sociologique de la mort, les reportages d’accidents, d’émeutes, la chaise électrique. Rauschenberg devait, dès 1962, reprendre le procédé à son compte, inaugurant la postérité de la peinture méca-nique, l’actuel mec-art (1), que de nombreux artistes européens ont fait évoluer dans le sens d’une restructuration organique de l’image plane. Le cliché reporté correspond au transfert bi-dimensionnel de la notion de ready-made. Les films de Warhol, interminables repiquages d’une séquence d’action très limitée (sommeil, baiser, lavage de dents, absorp-tion d’une banane, etc.), illustrent bien cette vision totalement objectivée de la réalité extérieure : la nature moderne conçue comme un ensemble de ready-made visuels.