LE ROLE DE L’ARCHITECTE `J LA CRÉATION D’UN LIEU M M O 0 R E L L Y N D 0 N T T R N B L L w H T A K E R PAR CW. MOORE ET D. LYNDON L’architecture est sur une mauvaise voie. Elle est enseignée comme un métier et ses meilleurs disciples sont des artisans: ils apprennent à respecter la nature des matériaux, à organiser les surfaces et les volumes, que,quefois ils maîtrisent le modelage de l’espace, que ques-uns, enfin, peuvent apprendre à manipuler le flot magique de la lumière. Que nos revues soient remplies d’excellentes photographies de constructions, cela n’empêche pas notre environnement de devenir de plus en plus désordonné, de plus en plus étranger au monde naturel, et de plus en plus hostile à la vie humaine. L’ordre du monde naturel existant est détruit, mais aucun ordre plus proche de la compréhension humaine n’est créé pcur le rem-placer. Le chaos est particulièrement apparent lorsque nos archi-tectes les plus célèbres travaillent dans le même environnement, comme, par exemple, à l’Exposition lnterbau de Berlin, à la Foire de Eruxelles et au Lincoln Center de New York. Plus un bâtiment suit la mode, meilleure est sa chance d’être considéré comme « expressif » de quelque chose ou de la personnalité de quelqu’un. Dans ce désordre dû à l’auto-expression, la fonction fondamenta’e de l’architecture a été oubliée: son rôle au-delà de la fourniture d’un abri, au-delà de la manipulation expressive des maté-riaux et même de l’espace, c’est la création d’un lieu, ce que Suzanne Langer appelle un « domaine ethnique », création qui consiste en la prise de possession d’une portion de la surface de la terre. Il apparaît évident à ceux qui les observent que les oiseaux chantent, non pas de joie pour célébrer l’aurore ou la belle saison, mais pour étab ir acoustiquement les limites de leur domaine. Mais les hommes ont depuis longtemps élevé à la hauteur de l’art cet acte de prise de possession, en faisant abstraction de l’acte lui-même. Le jardin Rycanji à Kyoto contient simplement quinze pierres sur une petite surface sablée entourée de murs, conçue pour être regardée d’une proche véranda. Vues ainsi, ces pierres sont des rochers dans le sable, ou des îles dans la mer…, ou des points pour fixer le cosmos; de même, dans cette maison de thé située sur une côte, la mer n’est visible qu’à travers une petite fenêtre, placée au-dessus du bassin dans lequel on se lave les mains. Ainsi le mes-sage est clair: l’eau de ce bassin s’identifie à l’eau de la mer. Ceci est passionnant mais également décevant, comme une pièce de théâtre qui illustre brillamment une vie qui n’existe plus. Pour nous ce n’est pas seulement un monde naturel qui a besoin d’être possédé et abstrait, mais un monde constitué de formes et d’idées conçues par l’homme, un monde où nous devons à nouveau nous interroger sur ce qui en est significatif, sur ce qui est capable d’en être abstrait, et sur ce qui constitue « quelque part ». Qui prend possession de quoi, et au nom de qui ? Jusqu’ici nous sommes mal à l’aise à ce sujet, nous éprouvons quelque inconfort quand le terrain est réquisitionné pour le peuple en lotissements de 18 m X 3D m, nous en éprouvons encore plus quand les institutions civiques ne semblent pas pouvoir imposer un acte raisonnable de possession ainsi que cela s’est passé, par exemple, pour le nouveau centre civique de La Nouvelle-Orléans que l’on a placé en marge de la ville par déférence à une hiérarchie obscure de valeurs qui semble basée apparemment sur le degré de facilité du stationnement auto-mobile. Comme cause et effet de notre confusion existe un hiatus étrange dans notre langage architectural : l’expérience qui était le véritable enseignement était lié aux possibilités non seulement d’étu-dier les formes existantes de bâtiments dans leur vieillissement aux intempéries, et dans leur utilisation, mais aussi de les modifier selon leurs besoins et les demandes d’une situation en évolution lente. Nos architectes célèbres, et beaucoup ne sont pas si fameux, cherchent toujours le moment magique. Ils innovent avec chaque projet et cela pratiquement sans aucune expérience, puisque nous ne possédons aucun moyen d’affirmer comment un bâtiment ou une ville — un lieu — fonctionne et quel effet il produit sur les gens qui l’uti isent. Nous avons soigneusement développé des techniques pour décrire l’aspect des bâtiments et mots et en abstractions monochro-matiques à deux dimensions, mais personne, ni critique, ni architecte, ni professeur, ni théoricien, ni technicien n’a manifesté de l’intérêt pour en découvrir la vie, la façon dont ils ont pris possession du lieu, de certaines personnes, la manière avec laquelle les gens en ont, à leur tour, pris possession. Il serait difficile de communiquer un tel intérêt, car il n’y a aucun langage technique pour l’exprimer et, appa-remment, ce langage n’existe pas parce que sa nécessité n’a pas été ressentie avec suffisamment de force. Etant donné que nous manquons de l’expérience d’autrefois et de la base pour l’acquérir, nous avons besoin d’une théorie, d’une formu-lation de règles de travail aui nous permettront d’examiner comment, et pour qui, nos structures doivent fonctionner, ce qu’elles sont et comment elles figurent dans la vie des humains qui les utilisent. Les formes que les célèbres « plasticiens » créent et même les espaces enclos par ces formes, deviennent baucoup moins importants que les lieux que nous établissons et dont nous prenons possession. Les formes établies par les architectes à la mode au cours des vingt dernières années sont particulièrement aptes à être montrées dans les expositions et dans les magazines de luxe, et ce qui s’y oppose est le plus généralement considéré comme architecture de granges eu de style Bay Region. Une distinction plus utile pourrait être faite entre solution générale et solution spécifique. La solution générale, qu’elle soit courbe et sculpturale, orthogonale et puritaine, est le diagramme d’une idée indépendante conçue abstraitement ; la solution spécifique commence avec un lieu, elle en rehausse les qua-lités en e rendant apte aux besoins des utilisateurs (de toutes ces façons que ncus trouvons si difficiles à communiquer). Les églises à charpente en forme de A, les blocs de bureaux entièrement vitrés sont dans la première catégorie, quelques bâtiments industriels et l’orphelinat d’Aldo Van Eyck sont dans la deuxième. Une troisième catégorie, plus rare, fermement enracinée dans le spécifique, réussit à généraliser ces cas spécifiques en leur donnant une importance universelle transcendant même ce le du lieu. La cathédrale de Chartres entre dans cette dernière catégorie. Nos ennuis commencent quand il y a trop de généralités et pas assez de spécifique, trop d’expressicn et pas assez de réponse, trop d’invention et pas assez de découverte. Les lieux richement variés du monde naturel sont structurés dans des rapports ordonnés qui sont néanmoins pour les gens pleins de drame et de surprise. Aujourd’hui, ils sont rapidement oblitérés sous une pellicule sans signification de constructions monotones (la maison plate et l’immeuble de bureaux vitrés) et chaotiques (ces formes à la mode !). Les nouvelles structures tomberont un jour mais l’oblitération de l’ordre naturel est permanente. C’est pour nous une nécessité urgente de comprendre les lieux avant de les perdre, d’apprendre comment les voir et en prendre possession. Les méthodes traditionnelles de commander et d’établir les lieux possèdent encore une grande puissance, bien empreinte de cette sorte d’angoisse qui acccmpagne une vue déjà estompée du monde. Quel-ques-unes restent cependant essentielles à la création d’un lieu, bien que les lapsus de notre langage brouillent leur existence même. Ainsi, depuis des siècles, nous nous situons et nous nous orientons d’après des points de repère tels que les monuments (le récent concours pour le mémorial de Frank’in D. Roosevelt illustre jusqu’à quel point nos pensées à ce sujet sont chaotiques). Les obélisques que le Pape Sixte V avait fait élevés dans le désordre médiéval de Rome, et les avenues rectilignes qu’il a fait tracer pour y accéder, étaient destinés à faire comprendre au pèlerin où il se trouvait et vers quoi il se dirigeait lorsqu’il se rendait d’une basilique à l’autre. Une voie processionnelle allant d’un point de repère à un autre le long d’un axe peut fortement unir un espace. Ainsi une ville comme Pékin, implantée absolument négligemment, acquiert une présence qui s’accroît au fur et à mesure que le chemin processionnel, de porte en oorte, jusqu’à l’enceinte sacro-sainte, rend plus intense l’importance d’être là. La démarcation des limites est primordiale à cette impression de crescendo et d’enclos, et l’absence de ces repères peut être consi-dérée comme étant responsable de cette sensation décevante d’être n’importe cù que l’on éprouve dans nos villes ultra-modernes. La qualité urbaine de l’île de Manhattan est incontestable, puisque ses limites se forment là où l’eau touche la terre, et la puissante sensa-tion de lieu et de cité du centre de San Francisco .est, je le suspecte, du, au moins en partie, à la discorde immobilière, aujourd’hui à moitié oubliée, qui a provoqué les plans rivaux en damiers s’étendant de chaque côté de Market Street. Traverser ce fouillis a été, depuis presque un siècle, extrêmement difficile. Comme une muraille médié-vale, une rivière ou !es convulsions similaires des plans en damiers de Dallas et de Denver, il a maintenu la vie urbaine en place, et sa disparition pourrait bien en provoquer la fuite. Une sensation de lieu peut exister indépendamment des moyens traditionnels tels que des axes de possession, les limites et les points de repère; mais il reste qu’à la base de tout cela réside la séparation entre l’intérieur et l’extérieur. C.W. MOORE. Le premier et le plus simple acte de possession est d’établir un intérieur qui soit séparé de l’extérieur, de mettre un secteur de l’envi-ronnement en sécurité face à un extérieur hostile et incontrôlé. « L’intérieur » ne veut pas dire nécessairement « dedans », mais est déterminé par l’idée que le participant se fait de sa position. Une cour intérieure qui forme partie d’un complexe d’espaces peut être « l’intérieur ». La Cour des Lions de l’Alhambra est un très bon exemple de ce genre d’espace. « L’intérieur » est fonction de l’attitude du participant et peut être variable. Le foyer d’un théâtre est un espace extérieur à 9 heures du soir. « L’intérieur » peut être très simple, comme dans une hutte pri-mitive ou un bâtiment de Philip Johnson, ou bien il peut suivre une hiérarchie minutieuse de déve’oppement, comme dans les temples égyptiens, les villes murées de Pékin ou le pavillon de Barcelone. Etre à « l’intérieur », c’est savoir où l’on se trouve. Les super-marchés ont très peu d’intérieur. L’intérieur peut s’app’iquer plus à un espace extérieur public qu’aux pièces qui l’entourent (exemple: la place Vendôme, ou la rue prin-cipale des villes spontanées de l’Ouest qui, définie catégoriquement par de fausses façades, est le lieu des activités légales aussi bien qu’illégales). Une fois l’intérieur défini, c’est la responsabilité l’architecte de choisir les vues vers l’extérieur. C’es des avantages d’être à l’intérieur, de donner droit à Extrait de « Landscape », automne 1962. . FIN-D ART, DOC