« Considerons les relations si souvent énoncées entre le fonction-nalisme et le processus industriel. Les constructions d’avant-guerre du groupe Bauhaus et les constructions fonctionnelles d’après-guerre de notre pays comme le Seagram Building, le Lever House, le Crown Zellerbach, sont censées être l’expression de l’abord industriel du problème, mais en fait elles ne représentent qu’un abord artisanal, la seule différence étant qu’on se sert de machines pour faire ce qui autrement aurait été fait à la main : une esthétique de la machine a été créée et, bien qu’elle ait une importance transitoire dans la mesure où elle indique des possibilités futures, elle demeure malgré tout un système esthétique et par conséquent une chose limitative. « PAR EXEMPLE, LE PROCESSUS INDUSTRIEL NE CONTIENT RIEN QUI SUGGERE UN SYSTEME MODULAIRE. Il existe des systèmes modulaires dans certaines activités connexes, comme le classement, la distribution, l’expédition, l’emmagasinage, mais le processus industriel lui-même peut-être aussi fluide que nous le voulons. Je suggérais une conception radicalement différente de l’application de ce processus à l’architecture. Imaginez ce qu’impli-querait une énorme usine, complètement automatique, qui ne pro-duirait pas deux fois la même chose. Aujourd’hui cela est tout à fait possible. Si nous regardons au-delà de l’esthétique, nous verrons qu’il existe des moyens permettant d’obtenir une création originale, chose impossible jusque-là. ESHERICK PENSE AUJOURD’HUI QUE LA THEORIE RELATIVEMENT NOUVELLE DES ENSEMBLES PROMET BEAUCOUP POUR L’ARCHITECTURE. Cette théorie occupe une position à mi-chemin entre les construc-tions généralisées de la mathématique pure et les théories spéci-fiques des disciplines spécialisées telles que les sciences physiques et sociales. Les mathématiques essaient de grouper des relations générales en un système cohérent, mais ce système n’a pas besoin d’avoir de rapport spécifique avec des fragments précis de connais-sance issus du monde empirique. Au contraire, les sciences et les autres disciplines correspcndent, chacune, à un fragment du monde empirique, et développent leur propre théorie applicable à ce seul fragment. La théorie des ensembles cherche à établir une base de constructions ou de modèles mathématiques sur quelques relations générales du monde empirique, franchissant les barrières qui sépa-rent les différentes disciplines de la pensée humaine. Ce que cela implique n’est pas qu’il existe des cartons remplis de tels modèles tout prêts à être utilisés par l’architecte, une fois qu’il a appris à se servir du matériel mathématique et peut-être des ordinateurs. Esherick considère l’application directe de la théorie des ensem-bles à l’architecture comme une possibilité qui vaut la peine d’être examinée de plus près, et non comme une chose certaine. Ce qui peut être déjà adopté avec profit, pense-t-il, sont les pro-cédés de réunion et d’organisation des informations, les méthodes d’examen et d’analyse que cette théorie suggère. Elles peuvent s’appliquer par exemple au stade de la program-mation d’un projet. Esherick croit en effet qu’un problème en architecture doit être résolu à partir de ses propres constituants, ce qui exige que leur identificaticn et leur répartiticn soient faites avec soin. « Une des plus grandes difficultés de l’architecte est d’apprendre ce que veut réellement son client. Il est souvent difficile de séparer ses besoins et exigences réels des imaginaires, et encore plus difficile d’y assi-gner des valeurs correspondantes. A côté de cela, concevoir le plan est facile ». En cela, réside un besoin évident pour la précision, la clarté de pensée et la profondeur d’analyse qu’impliquent la théorie des ensembles et les mathématiques. Esherick envisage aussi l’emploi direct des techniques mathéma-tiques et des machines électroniques peur le modelage de l’ensemble physique environnant cù le rôle de l’architecte a été fortement restreint : « Je suppose que quelques phrases introduites dans les textes établissant le budget intérieur ont beaucoup plus d’effet aujourd’hui sur l’aspect de nos communautés que tous les architectes du pays. C’est peut-être parce que nous avons perdu de vue l’impact total de notre oeuvre. Nous sommes à bout de souffle en ce qui concerne les grands problèmes tels que les ghettos urbains, qu’ils se soient créés par délaissement ou par construction ». Les éléments d’un tel problème sont à la fois sociaux, psychologiques, économiques et politiques. Il faut les considérer tous avant de pouvoir trouver une solution architecturale valable. Pour la corrélation de ces ensembles différents de données compliquées, il est presque obligatoire de se servir des mathématiques et de ses moyens électroniques, Esherick en est persuadé. Ce qu’il recherche, c’est une unification de la méthode scientifique et de la poésie. « Un abord scientifique et systématique du procédé architectural est radicalement différent de la plupart des systèmes classiques: il ne dépend pas de grandes lois générales, mais de la nature propre à chaque problème individuel et peut ainsi considérer chaque élément en soi et ne pas en laisser de côté de façon arbitraire. Avec ce système, il devrait être possible de passer à un abord libre, plastique, cù nos moyens primordiaux d’expression seraient l’espace, la lumière et le temps, où le bâtiment lui-même disparaîtrait et où nous ne sentirions plus qu’espace, lumière et temps. POUR ESHERICK, LA PRATIQUE DE L’ARCHITECTURE EST LA RECHERCHE DE LA FORME. LE BUT DE SES RECHERCHES SUR LA METHODE SCIENTIFIQUE EST UNE COMPREHENSION PLUS APPROFONDIE DE LA FORME. Encore une fois il signale le contraste existant entre les considéra-tions de forme et une théorie esthétique générale. Avec un abord esthétique général on prend des décisions préalables sur toute une série de solutions acceptables — disons une proportion acceptable —puis on fait cadrer tout le reste. Le champ est limité d’avance. Prenons l’exemple enfantin des fenêtres, pour montrer que ce système n’est pas valable. Avant d’aboutir à une décision quelconque sur la forme d’une fenêtre, il faut approfondir la question et noter ce que sont des fenêtres et à quoi elles servent. Si vous trouvez que la seule fonction d’une fenêtre est d’être quelque chose par laquelle on regarde, vous vous trompez peut-être radicalement. La fenêtre sera peut-Être quelque chose par laquelle on regarde de l’extérieur vers l’intérieur. Elle pourra servir à laisser pénétrer ou non la lumière. On doit en déterminer la forme suivant ce qu’elle doit taire. L’idéal est de commencer comme si vous faisiez le dessin d’une fenêtre pour la toute première fois. James Joyce avait constaté que de nombreux phénomènes tout à fait ordinaires étaient aussi importants que ceux qui avaient toujours été considérés comme essentiels. Il n’a pas construit de grandes analogies entre le bien et le mal ; ses personnages sont vagues et flous; il ne schématise pas d’une façon simpliste. Joseph Esherick, qui admire énormément l’oeuvre de Joyce, pense qu’une telle attitude est également valable peur l’étude d’un projet et que l’architecture doit être constituée d’objectifs très ordinaires, préservant consciem-ment les conflits et les ambiguïtés. Son sentiment est que la plupart des théories du XIX’ et du XX’ siècles se sont essentiellement préoc-cupées de donner à leurs constructions l’apparence de produit fini et qu’un tel souci, une telle vision sont extérieurs à l’homme, loin de ses besoins, de ses buts et de ses désirs. « CE QUI EST LE PLUS UTILE A NOTRE EPOQUE EST DE PRODUIRE DES CHOSES EMPREINTES D’UNE FORME D’AMBIGUITE, INTERPRETABLE DE PLU-SIEURS MANIERES. ALORS LES GENS NE SONT PAS FORCES DE PARTICIPER D’UNE FAÇON RIGIDE ET PREDETERMINEE. AUCUN ENVIRONNEMENT CREE NE DOIT DEVENIR DOMINATEUR ; LES GENS SONT BIEN PLUS IMPORTANTS. « L’ambiguïté même des problèmes des sciences sociales, et je prends la conception comme un problème social, son indétermination, son imprécision, tous ces éléments du problème sont en fait les éléments de la vie elle-même. Votre conception doit préserver cette capacité d’ambiguïté. » Esherick, recherchant le moyen le plus rapide pour créer une grande variété de solutions possibles à un problème, a tendance à concevoir tandis qu’il dessine. La manière d’agir traditionnelle d’un architecte est, après avoir préalablement discuté avec le client et être arrivé à des idées préliminaires, de présenter celles-ci avec les raffinements et leurs développements sous forme de dessins, de présen-tations. En expliquant et en interprétant ces dessins, l’architecte se tient souvent dans une position défensive, tandis que son client, en demandant des éclaircissements, est placé en position offensive. Dans de nombreux cas, plus les esquisses sont belles, plus elles agis-sent comme une barrière parce qu’elles ont développé une signifi-cation propre. L’attention du client est alors concentrée plus sur le dessin, dans lequel les idées, le but et les matériaux projetés pour la réalisation en volumes ne sont pas facilement communicables, que sur la construction elle-même. Esherick essaie d’éviter ces problèmes par un procédé un tant soit peu tortueux qui lui est propre: il débute par une série de conver-sations cherchant à établir, en termes très généraux, les motifs qui poussent le client à vouloir construire: après la clarification des objectifs principaux, Esherick dessine pendant les discussions des schémas de la construction « pensant toujours en termes d’espace ‘. Aucun dessin n’est préparé entre les réunions où seules des feuilles vierges sont emmenées. PEU A PEU « LES IDEES S’ACCUMULENT ET LA FORME EMERGE ». « J’ai trouvé que cela peut être rapide et qu’on pourrait arriver à un niveau de communication impossible à atteindre autrement. » C’est seulement après la résolution des problèmes principaux que les des-sins sent préparés à l’agence peur les révisions du client. Cette façon d’agir ne manque pas de difficultés : principalement à cause de l’effort demandé au client et de la participation qu’elle implique. D’autre part, s’il est possible de prévoir la réaction du client à ses besoins immédiats, c’est très difficile en ce qui concerne les futurs. Beaucoup d’architectes trouvent restrictif un tel engagement si intensément personnel avec les clients et pensent qu’un tel processus créatif peut être si absorbant qu’il en devient distrayant. Les projets récents d’Esherick révèlent une approche analytique de « l’éventualité » de la forme architecturale. Ajouté à cette recher-che d’ambiguité, le désir passionné d’Esherick de voir ses construc-tions refléter continuellement les qualités changeantes de la nature l’a conduit inévitablement à envisager des modifications continuelles à l’intérieur du bâtiment lui-même. « JE SUIS CONTRE L’ECOLE DU JOYAU QUI ESSAIE DE PRODUIRE UN BIJOU QUI RESTE INCHANGE EN TOUTE CIRCONSTANCE. » Textes extraits de « Joseph Esherick : Theory and Practice, Western Architect and Engineer, 1961, McGraw-Hill Co, Californie » « Architects on Architecture, New Directions in America par Paul and Co New York ». FIND ART DOC