Dans la place très limitée qui nous est impartie pour traiter des manifestations de la jeune peinture et de la jeune sculpture en France, il est matériellement impossible de proposer ne serait-ce qu’une ébauche de ce qu’ont été ces six dernières années. Pcur nous en tenir aux idées superficielles, disons que, contrairement à ce qui est souvent affirmé lorsqu’on fait le premier bilan de cette période charnière, le constat est extrêmement riche. La génération de 1960 a eu à réagir contre ce qui était devenu, de l’avis de tous les observateurs impartiaux, l’académisme abstrait. Elle l’a fait brutalement, radicalement, cruellement, ce qui est un signe de santé, et qui répond à une nécessité profondément ressen-tie, à un mouvement de révolte fondamentale. Par cette négation catégo-rique, elle a étouffé la dangereuse prolifération des suiveurs abstraits; elle a semé le désarroi et permis aux vrais créateurs, à tous ceux qui avaient illustré à de bonnes dates les recherches de la décennie précédente de se retrouver dans un air raréfié mais purifié. Déjà dans dette généra-tion apparaissent les valeurs: Degottex, Chavignier, Benrath, Dupuy, Barré, Duvillier, Guino, Féraud, Guitet, pour les Français, en font partie. Si l’affirmation de l’abstraction a été l’un des événements majeurs du siècle, c’est un sophisme de lui vouer, sur cette seule raison, une fidélité exclusive et ombrageuse. Le siècle a connu d’autres « événements fonda-mentaux » qui se sont tous situés dans une relativité historique et ont été battus en brèche par les générations suivantes. L’avènement des « objec-teurs » et de la nouvelle imagerie est incontestablement un de ces moments significatifs qui répondent à la décision irréfragable des artistes, car ce sont eux et eux seuls, malgré certaines illusions de dogmatisme criti-que, qui décident des options que prend l’art d’aujourd’hui. A l’introversion de l’informel, aux exigences intellectuelles d’une abstraction raffinée qui avait elle-même réagit contre le réalisme de la matière et la viscéralit• de l’expressionnisme non figuratif, répond une référence au concret, perçu par un mode d’appréhension immédiat. A la recherche intérieure, aux inflexions secrètes succède la volonté d’un témoignage sociologique, d’une recherche des effets de l’environnement. A la liberté du geste, au dépas-sement de la conscience créatrice, on oppose des modes d’élaboration lents, précis, concertés, une technique implacable, ou bien des procédés de reproduction automatique, entièrement gouvernés par l’artiste. A la simplicité de l’impulsion signifiante, à la totalité de la représentation dans un geste, on jette en défi la complexité d’une ambiguité de la représen-Jean-Pierre Raynaud. Gérald Gassiot-Talabot tation, un dialogue entre l’objet et son dépassement par le choix, l’accu-mulation, la mise en condition, l’empreinte, le dépaysement. Une imagerie tumultueuse, majestueuse, émerveillée, tantôt perverse et révélatrice des monstres intimes, tantôt objective, tantôt revendicatrice et dénonciatrice, appelle le peintre à une prodigieuse opération d’extraversion. L’artiste se met-il à la remorque du réel, au lieu d’en être le démiurge? N’est-il qu’un compagnon du quotidien au lieu d’être un découvreur de struc-tures, un créateur de formes, un fécondeur du monde à venir ? Oui ! Lorsqu’il se contente de piéger la réalité, de nous obliger à la voir par une simple opération de constat, de transcrire une information anecdotique. Non ! Lorsqu’il dépasse les dimensions de cette réalité par une nouvelle pluralité, lorsque, tout en partant d’un style préexistant ou d’un spectacle observable, il transforme la signification de l’objet, du spectacle, du document, du style qui l’inspirent, et les intègrent dans une vision per-sonnelle du monde. Que l’alphabet soit composé de signes, de figures géométriques, de lettres, comme dans les périodes antérieures, ou d’images-clefs et d’objets mythologiques, comme aujourd’hui, tout est dans la ser-vitude ou dans la liberté que l’artiste témoigne à l’égard de son matériau de base, tout est dans sa force créatrice. Dans cette aventure, les jeunes artistes français ont joué une partition capitale, sans que l’on puisse toujours discerner en quoi celle-ci pouvait ou non appartenir à un contexte national. Dans le nouveau réalisme, Arman, Dufrène, Hains, Villéglé, Martial Raysse, Niki de Saint Phalle sont Français. Raysse a voulu imposer une conception française, méditerranéenne et solaire dans son appropriation de la société stéréotypée et stérilisée qui l’entoure. Il a répondu à sa façon aux plus vieilles questions: la mort, la femme, la liberté. Rancillac est Français par son insolence qui lui permet de régler avec franchise ses rapports avec le monde ; il est Français aussi par une certaine mobilité qui lui interdit l’ankylose mais qui parfois le prive de profondeur. Cheval-Bertrand par sa clarté intelligente, Monory par son romantisme enrichi d’intellectualisme, Arnal par une certaine logi-que mathématique, Aillaud par son climat introspectif, Malaval, par son souci de justifier et d’organiser son délire, Tisserand par sa truculence débraillée, Bettencourt par sa sexualité sombre, Raynaud par sa rigueur clinique, Pommereule et Jacquet par leurs systématiques sont sans doute Français d’une façon ou d’une autre. Mais qu’importe puisque, comme disait mon ami Nasser Assar, « le passeport ne fait pas le peintre ». G. G.-T.