• Giovanni Michelucci. Eglise Saint-Jean-Baptiste à Campi Bisenzio, autoroute du Soleil, près de Florence. Photos Bacci. 68 LES ARCHITECTES DE FLORENCE A PROPOS DE L’ÉGLISE • De nombreuses choses d’abord obscures se sont D’aucuns ont senti que dans cette église de l’autoroute, outre le sens d’un parcours, d’un mouvement, d’un pas-sage de situation extérieure à situation intérieure, par-fois opposées entre elles, la pensée ou la • présence » de la mort y sont constantes ; comme si la mort était le terme où chaque espace aboutit. Or, moi, je ne me suis pas proposé de rendre cette pensée évidente, lorsque j’ai projeté cette pensée qui est en chaque homme (ou en tout homme d’âge mûr), lequel, dans ses moments sereins ou désespérés, a considéré sa propre existence et l’ait mise en rapport avec son oeuvre propre ; je ne me le suis pas proposé, mais je ne peux pas ne pas l’envisager (tout en ne voulant pas le faire) si elle est, comme elle est, en moi, une pensée assidue. Je crois qu’au fond de toute oeuvre architectonique (comme en celui de toute oeuvre d’art), dont l’intérêt ne se limite pas à la complaisance structurale ou formelle, mais tend à affirmer une vérité devinée ou conquise, cette • présence » doive se ren-contrer toujours, découverte ou voilée. Elle peut devenir le • thème » dont l’hôte se rend plus ou moins compte, dans la mesure où sa maturité intérieure le lui consent… …J’ai donc proposé cet argument; mais je sais bien que les formes architectoniques que je suis en train de réaliser sont le résultat d’un dialogue (de plus en plus intense au fur et à mesure que le temps passe) que j’ai élaboré avec les hommes (les plus simples), la nature, les objets, les matériaux, et tout ce qui concerne la vie ; et par conséquent la mort. D’où des choses qui me semblaient tout d’abord obscures se sont éclaircies et me isemblent maintenant nouvelles. Il en découle qu’à mon âge j’éprouve la surprise de la découverte et le désir de comprendre ce que j’ai découvert (à croire que je me sentais immortel, je n’y prêtais aupa-ravant pas l’attention nécessaire) et d’exalter ce que j’ai découvert en louanges à la vie même et à tout ce qui est rattaché à la vie ou y est relatif : pratiquement et surtout moralement et spirituellement. UNE UNITE • CHORALE » RICHE DE SUGGESTIONS INTERIEURES. Celui qui, partant de considérations esthétiques ou technologiques, ou recherchant l’unité stylistique ou l’invention, ou la pureté structurelle, ou la • beauté >, se trouve ainsi dans l’impossibilité de se rendre compte de la nature de l’ambition qui est au fond de ma cons-truction, qui n’est pas • d’exceller » et d’être quelque chose de définitif ; mais au contraire de vouloir s’insé-rer dans un milieu — historique ou naturel — et d’en faire partie de la façon la plus naturelle et la moins spectaculaire ; telle celle qui consiste à commencer un discours pour que d’autres le continuent et le déve-loppent avec la liberté d’un convaincu, contribution actuelle, même orientée dans une direction opposée. La perfection stylistique, l’invention ou la pureté structurelle n’ont jamais présenté pour moi, et mainte-nant moins que jamais, le moindre intérêt. Au contraire: ce qui m’a convaincu et me convainct dans une oeuvre. ce sont les • ruptures », la marque d’une pénsée qui s’arrête par l’arrivée dans l’esprit de nouvelles possibi-lités, de nouveaux chemins à parcourir. Même quand ces • ruptures » déterminent dans l’oeuvre une diminution de sa cohérence formelle et réclament une plus ou moins grande renonciation (généreuse si consciente) de la part de l’architecte. La cohérence formelle de l’unité stylistique est une de ces préoccupations qui tendent à oublier l’actualité de situations dominantes et interdit la réalisation de l’histoire, favorisant par voie de conséquence l’équivoque ou le mensonge. Une jeune architecte, professeur de littérature artistique, après avoir très âprement critiqué mon oeuvre, m’écrivit un jour: • Les objections que j’ai pu faire m’apparaissent comme dénuées de sens, cela tient à ce que j’ai pu visiter le chantier, et ainsi pu constater l’authenticité et la force de persuasion que présente ce début de conversation. En se promenant parmi ces murs et en pensant à vos paroles, on se sent comme tenu par la main et conduit à découvrir quel-que chose de soi-même. Et c’est là la vertu la plus subtile de toutes les grandes oeuvres, la preuve même de votre recours à Brunelleschi qui, en principe, me semblait paradoxal. » Voilà ce qui compte, à mon avis: que l’architecture • prenne en main et conduise à découvrir quelque chose de nous-mêmes avec toutes les incertitudes, les incongruités, les erreurs dont nous sommes faits, et nous entraîne à juger notre consistance spirituelle (qui n’exclut guère l’humain) dans le cas d’une église; ou bien humaine (qui n’exclut guère le spirituel) dans tous les autres cas. La recherche d’une cohérence stylistique pouvait don-ner certaines préoccupations il y a déjà trente ans ; aujourd’hui, au contraire, elle s’apprête à cueillir la mul-tiplicité des aspects: sereins, dramatiques, intérieurs ou matériels, que la vie actuelle sollicite en nous d’heure en heure, dans un passage ou dans une suc-cession qui tendent à détruire la forme. Je voudrais que sur chacun de mes travaux nous soyons cent à travailler, chacun avec ses propres passions, sa propre personnalité; de manière qu’à un certain moment l’objet perde de son unité formelle, individuelle, pour en gagner une autre • chorale », simple mais riche de suggestions intérieures pour tous ceux qui observent. La ville la plus belle n’est pas celle où tout a été prévu selon une forme et un goût contrôlés, fût-ce même par un grand homme ; mais bien celle où les surprises et les • personnalités » contrastantes sont infinies ; celle où une époque a remplacé par ses propres murs ceux d’une époque révolue et où de nombreux bâtiments et routes et places ont changé de destination, de forme, de fonction. Je voudrais donc que nous soyons cent à travailler sur mes travaux, de tradition, d’école, d’humeurs dif-férentes. Que l’un porte en soi une charge de fantaisie ; un autre de logique, un autre d’espérance, un autre encore de doutes. Et que chacun puisse donner son opinion, en opérant, pour créer un cortrait véritable d’une époque comme la nôtre, avec toutes les contra-dictions dont nous souffrons, favorisant ainsi la reprise d’un dialogue très humain qui briserait l’enceinte SAINT-JEAN-BAPTISTE, A éclaircies et m’ont paru nouvelles. égoïste dans laquelle nous nous sommes lâchement et volontairement isolés, par présomption souvent, par une carence de générosité toujours. • UNE EGLISE INSEREE DANS UN TISSU URBAIN. On me demande souvent quelle forme j’imaginerais pour une nouvelle église si on me chargeait de la faire et ma réponse est que je ne construirais plus de nou-velles églises si on ne me permettait pas d’éclaircir au préalable ma conception architectonique. Mais pour pouvoir l’éclaircir, c’est une ville que je devrais cons-truire, ou au moins une partie de ville, autrement dit je devrais faire ce que l’on appelle aujourd’hui de l’ur-banisme. Je m’explique : la tendance actuelle généra-lisée veut que tout édifice public, civil ou religieux, soit une oeuvre significative, une oeuvre d’art, un • monu-ment qu’il s’agisse d’un pont, d’une villa ou d’une église. Et cette tendance (et ambition) a pris aujour-d’hui des proportions telles qu’elles dépassent celles du siècle dernier (qui fut tant critiqué pour son • into-nation académique »). Aujourd’hui, les techniciens eux-mêmes exaltent les dimensions de leurs ouvrages en les comparant graphiquement avec les monuments les plus célèbres du passé, à tout avantage métrique et volumétrique de ces premiers. Evidemment, la présomption de faire de toute cons-truction, petite ou grande, un • monument » a pour conséquence d’agréger une foule d’individus (et autant de présomptions) qui se nient réciproquement au lieu de collaborer à un tout organique dans lequel les diver-sités singulières substantielles économiques, fonction nettes, de destination, soient évidentes. Pour cette raison je ne pourrais plus penser à une église comme à une chose propre en soi, comme une chose appréciable ou intéressante, mais je devrais y penser en l’insérant dans un tissu urbain avec l’indis-pensable présence d’une maison ou d’un édifice public. qui participe ou collabore à la forme de la cité • po-pulaire », • dialoguée » par des interventions infini-ment discordantes. • UN RAPPORT ENTRE SOI, LA VIE, LES MURS, LES ESPACES. Des esprits • compétents » ont dit que cette église de l’autoroute n’était guère moderne parce que l’on n’a pas utilisé pour sa réalisation les dernières innova-tions de la technique des constructions. Dans ce sens, je dois reconnaître qu’ils ont raison, pleinement. Mais l’architecture, jugée comme mentalité technologique, risque de limiter ses intérêts à la particularité, oubliant sa raison d’être d’une certaine manière, qui est • l’es-pace y susceptible non seulement d’exalter les valeurs humaines et la dignité des hommes, mais d’orienter leur propre vie. Et cet espace on peut le réaliser par n’im-porte quelle technique et avec n’importe quel matériau: avec du bois, de l’acier, oie l’argile, du ciment, de la matière plastique, etc. Le choix doit correspondre à la convenance et à la destination des constructions. Le mausolée de Galla Placidia et l’hôpital des Inno-cents de Brunelleschi constituent des oeuvres beaucoup plus actuelles, architectoniquement, et de loin plus intéressantes, que la masse • antonélienne » qui est structurellement plus • moderne y que ces anciennes fabriques. Pourquoi, alors que dans le mausolée de Galla Placi-dia ou dans l’hôpital des Innocents le visiteur perçoit un rapport direct avec lui-même, sa vie propre et les murs et les espaces, tenant pour essentielle leur pré-sence dans la ville, la masse antonélienne, au contraire, ne suscite rien d’autre qu’un vague intérêt de curio-sité, et sa présence dans la ville apparaît comme le témoignage survivant d’une forme d’ambition indivi-duelle et prophétique, étrangère à l’organisme urbain, et donc fondamentalement inutile. • UN LANGAGE RENDU CONVENTIONNEL PAR UN SAVOIR • A PRIORI .. L’architecte parvient rarement à établir une collabo-ration avec les ouvriers pendant la réalisation d’une construction (pas plus qu’il n’y parvient avec les visi-teurs, locataires ou propriétaires), de sorte que les travaux procèdent par secteurs séparés, sans aucun dia-logue. La construction terminée, lorsque tout le monde y pénètre, l’architecte et les ouvriers n’en conservent aucun souvenir: ni des épreuves, ni du temps, ni des gens. Tous les hommes se sont ignorés et ainsi le résultat final, mélancolique, consiste à se retrouver tous en face d’une construction anonyme, noyée parmi une quantité d’autres constructions tout aussi anonymes, toutes issues de l’indifférence propre à l’ère heureuse de la spéculation immobilière. Parfois, rarement, il y e dialogue et collaboration et cordialité, et à la fin un bon souvenir de la chose réalisée et de certains visages amis. Et c’est là ce qui s’est produit, mais d’une manière toute particulière qui m’a rempli d’espérance, dans le chantier de l’église de l’autoroute : occasion et raison heureuses de la naissance de nombreuses amitiés: si nombreuses qu’elles annulent totalement le souvenir de ces inévi-tables dissensions (rares et pour moi insignifiantes) dérivées de l’incompréhension, ou d’intérêts personnels qui portent toujours ombrage à ceux-là mêmes qui tra-vaillent avec acharnement sans esprit de spéculation ; amitiés donc entre l’architecte et les ouvriers pendant les travaux, et ensuite entre l’architecte et les hôtes, et parmi ceux-ci les Italiens comme les étrangers… • LA RECHERCHE DE LA RAISON DE CERTAINES SITUATIONS HUMAINES. On a dit que l’église de l’autoroute est une oeuvre de • fantaisie » entendant définir ainsi un procédé qui dé-passe la réalité et on a dit aussi qu’elle dérive de formes primordiales ou barbares, alors qu’au contraire elle découle de faits et instances réels. actuels. Si, dans mon oeuvre, il y e de la fantaisie, et je voudrais qu’il y en eût, elle n’a certainement pas été sollicitée par—une complaisance intellectuelle distraite, .71C’S bic, la recherche de la raison de certaines fituall‘n: nti mes, intérieures aux hommes, et du ra t sr ar-_, architectonique peut entretenir avec e Je ne sais pas si j’ai réussi à ré approprié à des situations, mais il e ‘spi e ,ue ie n’ai eu d’autre ambition que celle d’ex moments