WALTER M. FORDERER Pour la génération des « architectes de l’après-guerre » Le Corbusier a représenté un stimulant, pour beaucoup un exemple : il fut l’un des pionniers qui nous guidèrent, que nous le reconnaissions ou non… On me demande ce que Le Corbusier signifie pour moi, ce qu’il m’a apporté ; par inter-valles, il nous a donné des points de repère ; en particulier, à nous autres Suisses, par les constructions qu’il a réalisées en Europe. L’unité d’habitation de Marseille ? Une exhortation à réfléchir sur la situation démo-graphique actuelle ; une incitation à poursui-vre des recherches rigoureuses touchant de nouvelles normes d’habitation et de résidence, et de nouvelles possibilités grâce à des mé-thodes de construction rationnelles qui permet-traient de satisfaire, sans sacrifier la qualité, la demande de logements la plus grande et la plus impérieuse. Des anthropologues, des psychologues, des sociologues, des économistes, des spécialistes des problèmes d’hygiène, des médecins et des savants qui ne s’étaient guère intéressés aux problèmes de la construction ont été amenés par l’unité d’habitation de Marseille à s’en préoccuper. Si l’on a reproché jadis à Le Corbusier de préconiser d’une manière unilatérale la cons-truction rationnelle, envisagée sous l’angle de la série, Ronchamp montre définitivement que l’oeuvre entière de Le Corbusier ne se réduit pas à la simple opération de bâtir, qu’elle est, en plus, art de bâtir. L’église de Ronchamp ? Un appel à réfléchir enfin honnêtement à l’influence et à la signi-fication des données traditionnelles pour notre époque. Elle fait resurgir des questions où l’on ne pensait guère pouvoir progresser : dans quelle mesure la collectivité est-elle aujour-d’hui déterminé par l’individu, qui resterait, lui, avant tout défini par l’histoire ? Cette dé-termination domine-t-elle encore ? Est-ce pour cette raison qu’il est difficile de porter un juge-ment sur la valeur des créations actuelles, sur les aspects pernicieux ou favorables des ten-dances de la culture contemporaine ? Ron-champ, cependant, a été très vite bruyamment loué — ou très vite condamné… Ronchamp a suscité de nombreuses discus-sions ; une fois de plus on a parlé de « l’in-tégration des arts » — le plus souvent de façon sommaire. On ne voyait pas qu’aujour-d’hui l’intégration des arts ne peut guère être approchée par une annexion volontaire de contenus historiques ou par un acte .volon-taire tout court : peinture ou plastiques mo-dernes plus architecture moderne ne parvien-nent que rarement à transcender une tentative d’addition. Un regard plus pénétrant sur Ronchamp écartera la séduction facile des peintures or-nant fenêtres et portes, saura faire abstraction de leur iconographie très affichée, pour saisir la valeur exemplaire de l’ensemble spatial in-terne : voici l’iconographie véritable de ce lieu. ll ne s’agit plus de comprendre plus ou moins, il ne s’agit plus d’hermétisme. Les notices ex-plicatives deviennent superflues ; cette nouvelle « iconologie » possède sa signification propre ; elle ne fait plus appel aux symboles et aux allégories ; elle fait appel à notre sentiment de l’espace et de la forme ; elle nous parle directement par les couleurs, les surfaces et le matériau. Une voie est ainsi indiquée pour un rapport encore inhabituel entre le peintre ou le sculpteur et la construction ; telle est une des réponses de Ronchamp au « problème de l’intégration ». Mais cette église a aussi une signification immédiate dans son image externe ; comme elle est lieu de pèlerinage et que sa position la rend visible de loin dans le paysage, elle devient sculpture ! Les discussions depuis longtemps en sursis sur la nature du monu-ment (ce concept tant décrié !) sont ainsi re-lancées ; des questions surgissent de nouveau : fonction sociale des bâtiments actuels, et de nos villes ; possibilité de former la conscience de l’individu et de la collectivité : relation entre l’individu et le général ; apport de la collectivité à la formation de la personne (ou ce que pourrait être cet apport). Les reproches. Après Ronchamp, oh ne peut plus reprocher à Le Corbusier une rationalité excessive ; des « avant-gardistes » qui se pla-cent dans une perspective « matérialiste » (ils se trouvent en réalité dans tes rangs ar-rière des » pionniers ») considèrent que Le Corbusier a « trahi » les idées de la « nou-velle manière de construire »… Ils l’accusent d’avoir induit la rage de l’extravagance for-melle, qui serait surtout sensible à la suite de Ronchamp dans les programmes des construc-tions confessionnelles ; et, en effet, on voit ici et là, dans l’entourage des villes, des « in-terprétations « égocentriques qui montrent que la leçon a été mal comprise. Malheureusement, Le Corbusier ne pourra exécuter lui-même son dernier projet d’église, qui n’est plus; cette fois, un lieu de pèleri-nage dans un paysage grandiose, donc d’une teneur bien différente et même plus signifi-cative ! Marseille et Ronchamp ! Où qu’on regarde — et le cloître de La Tourette le montre de façon accrue — Le Corbusier réfute les dog-matiques étroits ! Il met en forme les données de la topographie, de l’organisation et de l’exploitation, de la technique et de la cons-truction, pour les allier à la volonté de liberté créatrice et condenser ces composantes dans un même tout ! Réfutation des oartis pris ab-solus : bâtir, préfabriquer, standardiser en série, d’une part ; construire « artistique-ment » avec un langage très personnel. d’au-tre part, restent des conceptions complémen-taires et non pas de prétendus pôles incom-patibles. Le Corbusier a encouragé l’examen des tabous, le rejet des recettes chères aux for-malistes fonctionnarisés arrogants et leur chaos phraséologique — que l’on ne rencontre pas seulement en politique — bref, les éléments qui ont signifié ou préparé pendant trop long-temps le destin de choses, architecture compris. La vie se poursuit dans les oeuvres que Le Corbusier a construites. Là où s’imposent des vues nouvelles ou des rectifications, Le Corbu-sier serait prêt à les accueillir. Même contre Le Corbusier… (Article paru dans « La Gazette de Lausanne s des 4-5 septembre 1965. Traduit oar Ch. Hunziker.) VICTOR SERFATY Il est révoltant de constater que la majorité des chefs-d’oeuvre créés par le grand maître sont restés irréalisés. Il a fallu attendre la veille de sa mort pour commencer à lui confier quelques travaux. Un pays normalement cons-titué aurait commencé par lui confier la di-rection de l’enseignement de l’architecture et de l’urbanisme. Les architectes étrangers, qui ont vu les maîtres du Bauhaus prendre la tête de l’enseignement de l’architecture, ont peine à comprendre que le plus grand architecte du monde ait été toute sa vie tenu à l’écart de l’enseignement en France, enseignement qui s’en est d’ailleurs ressenti et dont les consé-quences sont probantes. La France a eu la chance de l’avoir dans son sein, en l’étouffant, elle s’est privée d’un des hommes les plus précieux qu’elle ait ja-mais eus. Maintenant il est trop tard, son nom ne mourra pas, mais il n’est plus là pour faire tout ce qu’on l’a empêché de réaliser. Les honneurs rendus à Le Corbusier par le gouver-nement ne rachètent en rien l’injustice de ce pays à l’égard d’un homme qui a donné à la France une présence permanente et univer-selle dans le monde. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Le Corbusier a écrit lui-même les lignes qui suivent sans penser qu’un jour elles pourraient s’appliquer à lui, ironie du sort ! « La gloire est bonne cliente de la maison France. mais la maison France ne sert ni à boire ni à manger ; par contre, elle offre de beaux dis-cours plus tard, au cinquantième anniversaire de la mort de ses grands hommes. » Sa mort ne fait que le grandir, son influence est déterminante et universelle. Il est le pré-curseur d’une nouvelle époque en architecture, cette grand époque dont il parle avec tant d’exaltation dans ses écrits. Il a lutté pour nous, il a été insulté, humilié, il e souffert, il a reçu des « coups de pied » pour nous, il nous a préparé le terrain, il nous a applani les difficultés. Nous lui en sommes d’autant plus reconnaissants. Cet homme illustre, ce « Michel-Ange ‘ du XX° siècle, m’a dit un mois avant sa mort, dans son atelier de la rue de Sèvres : « Ne venez pas vers moi comme vous allez vers Dieu, je ne suis pas Dieu le Père, je ne suis qu’un homme. » Ce numéro a pu être réalisé grâce à la collaboration de nombreux amis de Le Corbusier : Charlotte Perriand, Maurice Besset, conser-vateur de la Fondation Le Corbusier, Amédée Ozentant, Lucio Costa, Jean Petit, Jean Savina, Fernand Gardien, et les membres actuels de L’Atelier Le Corbusier. Nous avons dû faire quelques emprunts aux éditions Girsberger de Zurich, principal éditeur de Le Corbusier. En toutes circonstances nous avons trouvé auprès du docteur Girsberger un précieux esprit de collaboration. Nous sommes redevables de la majeure partie des documents photographiques à Lucien Hervé qui a été pendant de nombreuses années le photographe accrédité auprès de Le Corbusier. Pendant la période d’avant-guerre les photos des oeuvres de Le Corbusier avaient été prises par l’excelient photographe Salaün décédé depuis. Un certain nombre de documents photographiques nous ont été communiqués par : J.P. Levasseur (Villa Savoye), Burdin (Pessac) Leni Iselin (Villa La Roche, Armée du Salut), J.P. Flury (Immeuble Clarté à Genève), Bovutta (Unité d’Habitation de Berlin), R. Rebutato et A. Tavès (Villa à Carthage, Ecluse de Kembs-Niffer, Palais des Congrès de Strasbourg, Maison de la Culture, Firminy), E.B. Weill (Pavillon suisse, Maison du Brésil), Mazo (Unité d’habitation de Briev-la-Forêt), J. Caps (Couvent de la Tourette), Editions des Forces Vives (Centre électronique Olivetti, Musée de la Connaissance, Chandigarh), Baltazar Korab (Centre d’Arts Visuels, Harvard), Rondal Partridge (Chandigarh), Christian Staub (Villa Shodan, Palais des Filateurs, Musée d’Ahmedabad), J. Celiard (Unité de Marseille, photo aérienne). I Directeur de la publication André Bloc Depot légal n- 285 – 3• trimestre 1965 – Imprimé en France S.P.I., 27, rue Nit.e..lo,