GOMEZ MACHADO Pendant deux siècles une citation inexacte transformée en poncif a suffi à masquer la véritable pensée de Rousseau, ainsi restreinte au bigotisme d’une bonté supposée de l’homme naturel. Combien de temps le vrai visage de Le Corbusier sera-t-il voilé par des formules comme « la machine à habiter ‘ ? Cette question devient angoissante à l’instant même où la mort du créateur redouble ?inté-rêt pour ses livres et pour ses réalisations ar-chitecturales. Or, de par leur caractère inso-lite, voire même le côté choquant de leur forme apparente, ses écrits et ses bâtiments captiveront toujours le lecteur ou l’observa-teur, avide de nouveauté mais peu enclin à un effort d’analyse. Une fois la curiosité satis-faite, il sera donc difficile de franchir une deuxième étape et de partir à la recherche du « sens profond » de l’oeuvre de Le Corbusier. L’art de Michel-Ange, indépendamment du plaisir qu’il nous procure (ou non), nous fait percevoir le sens du baroque qui l’anime déjà ; c’est le sens du classicisme romain qui nous conduit dans la lecture de Vitruve malgré ses passages sur les présages ou les horloges d’eau. Dès lors, pourquoi se contenter de la féerie éblouissante de certaines phrases —certes justes mais polémiques — ou de la suprise que nous procurent des formes nou-velles et enthousiasmantes, si nous savons que, par l’intermédiaire de ces expressions –suffisantes pour rendre célèbre et un critique d’art et un artiste créateur — Le Corbusier voulait nous transmettre un mesage dont le sens transcendait ses réalisations mêmes. En effet, ses réalisations étaient l’expression fata-lement conditionnée par le présent donc essentiellement périssable — d’une vision que ne pouvaient limiter ni l’espace ni le temps. Karl Marx lui-même ne s’interrogeait-il pas sur la survivance de l’epos et de l’etros grec-ques longtemps après la disparition des struc-tures sociales qui avaient été leur raison d’être? Domino n’est pas une maison, c’est une composition schématique qui ne saurait être construite. Et pourtant nous faut non seu-lement comprendre mais aussi oublier ce schéma formel pour saisir le sens profond de l’esprit constructif de Le Corbusier. A cette condition seulement nous pourrons reconnaître sa présence dans toute architecture contempo-raine digne de son nom. Dès lors il ne sera plus nécessaire de recommencer cette réflexion à propos de Modulor ou des conceptions urba-nistiques schématisées au niveau des compo-santes soleil-espace-verdure. A ce niveau dis-paraissent, d’autre part, ces pont-aux-ânes si chers aux détracteurs — ou mieux aux igno-rants — de Le Corbusier dont les arguments essentiels se résument à trouver des oseudo-contradictions — la recherche du soleil et le brise-soleil, le rationalisme formel et la cha-pelle de Ronchamp, le retour au cadre naturel et les grands ensembles en béton et verre —là ou n’existent que différentes Cormes d’expression d’une conception simple, cohé-rente, immuable. Cette pensée, saisie dans son sens profond, identifie Le Corbusier avec l’es-prit de l’architecture nouvelle, bien plus qu’avec ses livres et ses maisons La question ne se pose plus alors de savoir si la présence de Le Corbusier est plus intense à Chandigarh qu’à Brasilia puisque le sens profond de son message anime l’oeuvre que lui-même a des-siné et fait bâtir, de même qu’il se retrouve dans la conception originale de Lucio Costa que l’imagination plastique d’Oscar Niemeyer a concrétisé dans le palais et les ministères de la capitale de l’avenir. Avant sa mort, Le Corbusier a eu le temps de nous livrer la chapelle de Ronchamp. Il ne s’agit pas là d’une transformation, d’une nouvelle étape, d’un progrès de l’architecture de Le Corbusier mais d’un retour à l’expression de sa vision profonde tout en laissant libre cour à son ima-gination créatrice. Ces considérations suffisent, je pense, à prouver que le mea culpa que les français sem-blaient considérer comme l’hommage qui s’im-116 posait à la mémoire de Le Corbusier au mo-ment de sa mort est sans raison. Tout d’abord, il ne faut pas impartir à la France une faute dont la responsabilité — si faute il y a —incombe à l’Europe toute entière ainsi qu’a l’ensemble des peuples jouissant d’une exis-tence conditionnée par une économie bien organisée. Il est certain que les grands projets de Le Corbusier, à quelques exceptions près, n’ont connu la consécration de la mise en oeuvre que sur ces terres qui attendent encore l’épanouissement de leurs richesses poten-tielles. En effet, les peuples pourvus et nantis se sentent normalement satisfaits de leur situation actuelle qu’ils continuent néanmoins à analyser et à critiquer. Quant aux peuples qui vivent dans l’attente d’un avenir meilleur ils sont naturellement préparés à considérer !a période présente non seulement comme un ensemble de lacunes et de carences mais surtout comme un point de départ vers le futur. Cette ouver-ture vers l’avenir représente le terrain spiri-tuel sur lequel le grain semé par le génie ne peut pas mourir. Là, par conséquent, r.nt pris forme des oeuvres qui demain témoigne-ront de la grandeur de la pensée profonde et de la vision prophétique de Le Corbusier. Il ne faut pas oublier cependant que cette pensée, cette anticipation d’un devenir en voie de réalisation ne pouvait naître et s’exprimer que dans le cadre de la culture européenne qui, consciente de la richesse de son expé-rience passée, demeure dynamique et vivante. Cette culture, Le Corbusier l’a reconnue dans la France transformée en l’objet de son insis-tant attachement. Ainsi, dans ia pensée de Le Corbusier qui se révèle être l’une des plus représentatives de l’époque actuelle. les liens entre le passé et l’avenir s’enracinent dans la réalité diversifiée mais cohérente et solidaire de la vie des hommes qui, nonobstant les frontières poli-tiques ou les conditions matérielles, habitent un seul et même monde. PAOLO SOLERI Ce jour-là, dans la lumière bleue de la Mé-diterranée, la recherche patiente, solitaire, s’est achevée. J’ai un père qui se consacre aux ascensions solitaires. La pensée que sa recherche à lui peut s’achever à mi-pas au lieu de mi-brassée implique le réconfort d’une dignité calmement tragique. Maintenant, un parfum léger de lé-gende, de soleil, de mer et de vision plane entre les pages de mes souvenirs. Parmi cel-les-ci se trouve ma rencontre avec Le Corbu-sier. Dans une école défensive, donc modéré-ment conspiratrice, la plongée vers la logique déchirante et déchirée remplit le coeur et l’es-prit. Les images, les paroles et les graphiques étaient une réalité que l’on pouvait toucher, porter, habiter. Les produits de la main de l’homme étaient blancs. Autour, en dedans, au-dessus, la nébulosité des reproductions sou-lignait le caractère illogique, dépourvu de vo-lonté de la nature ou des bâtiments, moins, beaucoup moins rigoureux. qui n’étaient pas les siens. Les supports graciles, /es surfaces blanches tendues, les angles euclidiens et les frivolités puritaines étaient les compagnons domestiques des années d’école et de vacances. Mais, d’une manière ou d’une autre, les guides surnaturels et les tyrans magiques étaient les villes qu’il a contraintes élégamment, librement encaissées, restaurées avec beauté aux ordres de l’hom-me… espaces, volumes, formes et lumière de soleil. Tout ceci est présent à travers ces silhouettes noires révélatrices. Le Corbusier, Valéry et /e corps ou soleil ; une triade-fusion de lumière, de chaleur, de tension et de respect. Là, l’esprit assoiffé et le corps repu trouvaient la première et la plus savoureuse nourriture. Une fête méditerranéenne où les angles les plus sombres n’étaient pas plus gris que l’om-bre d’un olivier, où le monde de l’esprit était le monde de la lumière. Ce n’était pas sa protestation ni sa violence verbale qui s’imprimaient sur les jeunes es-prits. C’était sa perspicacité extrapo!atrice. La naïveté indispensable, saupoudrée sur ses conclusions hardies, ne pouvaient troubler nul-lement les esprits inexpérimentés. Ronchamp et la « période indienne » sem-blent ajouter une résilience musculaire à l’équation de réserve de son esprit. Le soleil avait fait mûrir le fruit, il l’avait vitalisé pour le remplir de chair, pour lui donner une plé-nitude de forme. mais le temps avait passé aussi pour nous et la magie du début pouvait être rappelée à l’esprit sans être recensée. En Inde, le génie du vingtième siècle a construit un fragment de la vision, équipé des techniques et des puissances de l’âge de l’es-clavage… Dans l’intervalle, dans d’autres continents, la technologie et la technocratie émettaient des jets de vapeur, puissants, in-signifiants et stériles. C’est seulement quand ses épigones, les uns après les autres, montaient des variantes de ses conceptions que l’on se rendait compte jusqu’à quel point l’homme peut être insen-sible et irrévérent. Les images chétives de son oeuvre qui se multiplient partout ne sont pas l’union de la vision et de la réalité, mais le placement mal choisi, le gaspillage d’un ca-pital irremplaçable. L’homme, toujours coupable de ta même indifférence, toujours en retard pour chercher ce qui se trouve à sa portée, ayant été rejeté, a mis en quarantaine, pour la vie, l’esprit qui était de loin le mieux équipé et la volonté la plus centrée sur l’histoire, celui qui pouvait donner des réponses valables à nos problèmes écrasants d’environnement. Avec sa perception ailée, exercée aux entreprises actuelles, au lieu d’être contrainte dans les voies secondaires, ia nature abstraite de ses idées auraient eu une chance de porter des fruits étonnants à matu-rité. Dans un monde dévoré par des troubles un peu plus profonds que celui où il a grandi, les vides non indispensables laissés par le gau-chissement forcé de son action sont rejoints par les vides similaires. On se demande si seu-lement la science froide, ou !a science-fiction, ou des cryo-génétiques, peuvent un jour, d’une façon ou d’une autre, offrir une issue à la dif-ficulté de prévision d’une situation. L’humanité était perdante encore une fois. Le coeur de l’homme se lamente de nouveau. Septembre 1965. J. B. BAKEMA On sait maintenant que c’est vrai : Le Corbusier n’est plus là. Et la responsabilité de ceux qui restent en est accrue d’autant. Responsabilité qu’entraîne la conception de l’environnement bâti qui devra être de plus en plus l’outil servant à l’homme pour har-moniser ses relations avec l’espace total. Parce que cette conception fut stimulée par Le Corbusier, mort dans les eaux de la Méditerranée sans être alourdi par les lois de la gravité. Cette gravité qui caractérise cette existence qu’il a respectée et aimée et au service de laquelle il s’est senti mobilisé pendant toute sa vie. Rechercher, explorer, par les volumes bâtis, les possibilités pour l’homme d’une vie qui soit en harmonie avec l’inconnu illimité. Garches, Poissy, Marseille, Chandigarh, sont tous des exemples et plus spécialement le Centre d’Art Visuel de Harvard, où le chemin de piétons du campus traverse les volumes bâtis, montrant que la force et la discipline des volumes peut visualiser l’espace continu. On trouve dans les oeuvres de Le Corbusier, la force et le sourire. Un bâti lui est une expérience urbaine, la plupart des urbanisations de fées depuis 1945. ent fit eat b en Tous q no- vils^^ tr-