Petit plaisir. Etre vengeur si facilement ? Mais c’est un petit plaisir exceptionnellement peu coûteux que je m’offre ici. Il n’y a qu’à se baisser pour ramasser : Tenez, celui-là : on a exactement paralysé Le Corbusier vivant en ce qu’il pouvait cons-truire, alors qu’après tout il devait en être aussi capable que n’importe quel moyen archi-tecte, ensuite on l’embaume, nous le voyons canonisé et fleuri, encensé. Il avait écrit : Faut-il brûler le Louvre ? La nation lui fait des funérailles nationales dans la cour carrée du dit. Il avait écrit : Des canons, des munitions ? Non merci, des logements ! Or, il a été donné de voir les canons des fusils saluant son cercueil, tout le reste lui ayant été refusé de son vivant, il n’a jamais eu à construire en France le plus petit des Grands Ensembles. Le vert. Moi qui l’aimais d’une façon si difficile et bizarre comme on peut l’aimer, j’ai partagé tel après-midi dans le coffret gigogne de la rue de Sèvres, quelque matinée dans cette désa-gréable rue Nungesser-et-Coli, à Boulogne, où il avait si parfaitement construit sa demeure, je me suis demandé, je me demande encore comment peut-on délibérément habiter un quartier si désespérément aéré, si remarqua-blement ennuyeux, fait d’un espace plutôt semi-vert, dans le purgatoire de ce XVI » arron-dissement, lequel est la définition de la misan-thropie, de l’égoïsme. Cette froideur, cette indifférence au contact humain, cet égard pour le bon air, pour les parcs et jardins, me semble définir certains aspects de la distance que j’éprouve à l’égard de la pensée de Le Corbusier. Sa rue était le vide, la ségrégation, l’égoïs-me résidentiel très protégé. tout y était perdu pour la tendresse, comme bien des aspects de la Charte d’Athènes, semi-verte elle aussi. Qui l’insultait? Je me demande si, dans le soulèvement de ma question, je ne suis pas de ceux-là, puis-que je viens d’écrire ce que j’aurais eu beau-coup de mal ou que je n’aurais pas pu faire de son vivant. En tout cas, cette question est trop difficile pour moi, je continue par la plus facile des réponses, par les évidences que voici : L’ont insulté : — 90 % des élèves des écoles d’architec-ture, autrefois ; — Rome et ses prix, autrefois ; — En 1925, l’Ordre des Architectes eût empêché qu’il soit l’architecte de la villa Sa-voye et j’imagine l’extrait du procès qu’on a pu lire. Dommage. L’insulte définitive a été de le faire atten-dre un peu plus loin que la mort la réalisation, la construction du moindre palais national ou bâtiment civil. Qu’il attende encore un peu, voilà vraiment l’insulte définitive. Logoslovaque. Métèque, perturbateur, surréaliste, germain, utopiste, antifrançais, juif, profanateur, com-muniste, étranger, voilà comme j’entends les invectives qui lui étaient adressées en 1930. Plus près de nous, juste avant de l’inviter enfin à siéger à l’Institut, il était traité de fada, mais cette dernière apostrophe, gros-sière et marseillaise, déjà amicale, était bien la charnière du revirement par lequel tout un monde bâtisseur s’appropriait la conquête, la distribution, la diffusion, pour tout dire la vulgarisation de l’oeuvre de Le Corbusier. Un idiot. Comme tel j’avais voulu aller au Louvre assister à ses obsèques nationales. Les poli-ciers nous ont empêchés d’entrer, ma famille et moi. Nous n’avions pas d’invitations et ce n’était pas la bonne porte. De l’extérieur j’ai tout de même entendu le haut-parleur évoquer l’universalité de l’oeuvre de la façon suivante : « Tandis que les passereaux à Chandigarh, les moineaux à Faris, etc. (1). » (1) Citation approximative dans la forme, puisée dans mon souvenir. Rien de plus parfaitement faux que cet éloge quantitatif, Le Corbusier a moins cons-truit en toute sa vie qu’une des nombreuses grandes agences d’architectes français en un an. Un échec. En 1947, il était venu voir la maquette du Monument National aux Victimes des Guerres qui venait d’être définitivement arrêtée. J’avais toutes les commandes et les autorisations re-quises. Il m’a dit : « Vous croyez qu’on vous la laissera construire ? Ce serait une veine extraordinaire que je n’ai jamais eue. » J’étais sûr de construire, cinq comités nationaux, des petits fours, une inauguration ministérielle, tout semblait protéger la venue de mon oeuvre. Le Corbusier savait mieux comme on est vidé, détruit, ligoté, empêché de construire avec douceur et lenteur. Elle était immense, sa science de l’échec. Succès. On a toujours dit que Le Corbusier était en avance sur son temps, mais un beau jour le temps s’est trouvé en coïncidence avec son dessein, et comme il avait préparé le loge-ment pour ceux qui allaient arriver, tait chauf-fer la soupe, signé les polices d’assurance et les autres, loué la voiture, on lui a dit merci, on l’a décoré et il était devant la porte du tombeau (Funérailles Nationales). Aubaine. On dira ce qu’on voudra, mais quelle gloire pour la profession des architectes que ces funérailles nationales, c’est même un honneur sans précédent, aussi elle n’a pas raté le coche pour s’y confortabiliser d’un air triste. Marrant. Le Corbusier par lui-même. Feuilletons le plus mince de ses ouvrages, soit un cahier de « L’Esprit Nouveau » achevé d’imprimer le 4 septembre 1933 par Chante-nay à Paris ; ce cahier, je l’ai entre les mains, je commence par ces mots de Le Cor-busier : « J’ai dû citer, j’ai horreur de la citation : on peut mentir et trahir. » Evidemment, pour m’aider à préciser, pour affûter le tranchant de sa pensée, pour rap-peler le polémiste véhément, dont la plume, à défaut du crayon, était acceptée, pour rap-peler un aspect important d’un journaliste mondialement lu, il ne reste qu’à citer : Tradition. Page 7, parlant de sa tête de turc, M. Umb-senstock : « Comme il fait bon, en pleine crise mon-diale, faire marche arrière et s’asseoir au coin du feu des ancêtres comme si rien ne s’était passé ! Tout est alors « luxe, calme et vo-lupté ». Etude. Page 15, parlant des architectes : « Sont plus assidus aux ministères qu’à la planche à dessin. » Aide de l’Etat. Page 23: « A part Ingres, la chaîne des arts, depuis cent années, ne doit rien à l’art officiel… » » Ceci n’empêche nullement les gens de l’Académie, après soixante, cinquante ou qua-rante ans, de tresser d’interminables et im-payables lauriers à Courbet, à Manet ou a Monet (qui furent inlassablement proscrits et « engueulés ». Ils en seront bientôt à Cézanne. Tout arrive. » Ecoles. Page 28 : « Le monde est peuplé d’Eccles ; les Ecoles ont tué les métiers. Les Ecoles ont tort. » Prix de Rome. Page 29: « Le Prix de Rome n’est qu’un gigantesque parasite, hors de la vie, contre les métiers, contre l’esprit. » Académie. Page 35 : « L’Etat, c’est l’Académie… Les académies sont le midi de la veille. Il faut pourtant une aurore au lendemain. » Evolution. Page 57: « Les malins sentent bien que, pour flatter, il faut proposer de conserver et que, pour déplaire, il suffit de vouloir inno-ver. » Dans ce même ouvrage, dont le titre est « Croisade ou le Crépuscule des Académies », on trouve une reproduction d’un plan de Le Corbusier, le titre en est « la Ville Verte », la légende qui est sous ce plan est ainsi conçue : « Un fragment de la Ville Radieuse… » La ville devient la Ville Verte. Le sport est au pied des maisons, des parcs gigan-tesques sont partout. Les façades, qui sont des pans de verre, ouvrent sur l’infini du ciel et des verdures. Sur les toits, des plages se déroulent sans fin. » La ville a 1 000 habitants à l’hectare. La ville se resserre sur elle-même, se concentre. Il n’y a plus de rues ! Les autos ne rencon-trent jamais le piéton. » Fin de citation. ll est évident, même atroce, de penser que l’ennui le plus désespéré de nos grands en-sembles a pour origine l’interprétation de cette page, de ce plan sont issus la plupart des « Grands Ensembles ». L’universalité d’un Le Corbusier, l’attache-ment extrême et tendre que j’ai pour lui ne vient absolument pas de la nature de son oeuvre, mais de la manière dont il l’a accom-plie, de la simplicité avec laquelle il a exprimé un geste, une nécessité. De sa fraîcheur vient mon plaisir et le sien. N’oubliez absolument pas que, malgré soixante ans de métier, il est resté une façon d’autodidacte. (Voir plus haut : Les Ecoles ont tué les métiers.) Importance de l’oeuvre. Il m’intéresserait beaucoup de situer l’im-portance de l’oeuvre de Le Corbusier directe-ment construite en France, chiffrée en mil-liards, par rapport à ses confrères. Et quelle satisfaction douteuse que d’inventer pour le compte des autres : on ne construit pas par personne interposée : de son meilleur fiel il me parlait de ceux qui le pillent jusqu’au cen-time, et sa position écartait, de ce fait, tout éventuel tempérament apostolique à lui attri-buer. Qu’on se le dise. Génial et funérailles. L’encens ne sied pas à tous, même mort, même pour la mort. Même pour l’enterrement. Ni les lauriers, encore moins les feuilles de chêne ou les tresses de la réthorique n’étaient acceptables puisque je l’entends grincer d’iro-nie, il entend pousser l’herbe et sait même distinguer l’acte du discours. Il a un souffle drôle et féroce, c’est un ouvrier, avec un rire ficelé au fer, il est jeune, et parmi la jeunesse, pas avec l’offi-ciel, qui, à l’exception près, est un vieux. C’est curieux. Il a toujours été un mauvais noyé, même en sa mort, puisque la Méditerranée n’avait pas investi ses poumons. De même, malgré tous les déboires de sa vie, il ne s’est jamais noyé dans l’immense adversité qui, comme cette mer, nous entoure. De même aujourd’hui, l’éloge ne parviendra pas à noyer la jeunesse de sa verve insolente pour en faire un objet convenable. Il est parvenu avec sa fruste véhémence à balayer tout formalisme de la conception, à construire, en s’appuyant directement sur l’in-tuition sensuelle, l’imagination naissante, sans plus aucune des béquilles de la référence classique, qui s’en trouve bonne pour le mu-sée, le dilettantisme. Aux temps où le Palais Berlitz, le Cercle Militaire, les palais nationaux de 1925 à 1937 étaient cette forme, connue ultérieurement sous le nom de pétainisme, alors appliquée à l’architecture. Lui, en ces temps-là, tout seul, moqué et sourd, a composé l’arête fragile du verre à celle du fer en même temps qu’au lieu de penser à la gloire de l’architecture il se posait la question de la journée de l’homme, tâchant de répondre. Sage et précis comme l’enfant qui sait, il a contenu l’action sans jamais forcer le talent de la matière. Il m’apporte depuis toujours, non pas une architecture ou une esthétique, mais il m’a montré comment du tas l’invention peut sortir sans se laisser gâter par les formalités réfe. rencielles autrefois requises. Il a, par s attitude, ouvert à moi le champ à l’interpi tation. N’est-ce pas? FIND ART DOC