autres, c’est ça qu’il vous faut ». Et comme il avait raison ! L’autre jour encore je vérifiai avec stupeur que, sur l’émail d’une composi-tion allusive à l’inauguration du bâtiment, où les couleurs de mon pays et celles de la France étaient à peine suggérées — tel qu’il le fallait —, une « autorité » sous-développé quelconque avait fait peindre des petites étoiles et l’inscription « ordre et progrès », comme s’il s’agissait là d’un vrai drapeau et non pas d’une figuration abstraite. Quant à l’affaire du bâtiment dé l’Unesco où l’impudence du veto américain, secondé par l’omission française, l’empêcha de prendre une part plus effective, elle lui permit tout de même — grâce à l’intervention décisive du délégué du Brésil, l’ambassadeur Paulo Car-neiro et quoique blessé dans son amour propre — de participer avec Gropius, Markelius, Rogers et moi, à des travaux préliminaires, aussi bien que de l’établissement du parti architectural et de l’approbation de la solu-tion définitive. Il souffrait qu’à Paris, « sa ville », on le tenait toujours à l’écart. Avant l’appui officiel ostensible d’André Malraux, seule la confiance de l’administrateur sans reproche Claudius-Petit, — ministre et maire — et des pères dominicains, racheta à ses yeux. vis-à-vis de lui, la France : Marseille, Ronchamp. La Tou-rette, Firminy — « M. le ministre, j’ai l’honneur, j’ai la joie, j’ai la fierté de vous remettre l’Unité d’Habitation de Grandeur Conforme ». Vers trois heures du matin, quel-ques mois avant que ces mots impeccables fussent prononcés, je descends du train de Marseille. Je marchais, comme perdu, le long du grand boulevard désert, et je sentis soudain, à ma droite, dans la brume, l’immense masse grise, comme un vaisseau fantôme, qui m’attendait, il n’y avait personne, l’entrais dans le chantier et me mis à circuler, possédé par la beauté de ce spectacle nocturne. Finalement je m’assis sur une caisse tout au fond, en attendant le lever du jour. Petit à petit la clarté précisait les volumes ; l’escalier de secours, qu’on ne dirait pas ajouté après coup, acquis toute sa force. J’ai visité plus tard le bâti-ment en voie de finition et peinture, et j’ai pu alors admirer le raffinement de la polychromie intérieure et les soins qu’on prenait pour l’inso-norisation des cloisons avec de la laine de verre, comme des mèches de cheveux blancs. Quant à Ronchamp, ma première visite fut en hiver, la nuit, la neige était épaisse. A mi-chemin un chien aboya et me fit peur, je poursuivis pourtant. Je suis revenu ie len-demain matin ; je suis revenu au printemps, en été, en automne, et chaque fois j’étais pris par l’envoûtement de cet espace indicible comme il le définissait. Ce ne sont pas des murs, ce sont des boîtes à lumière disait-il aussi, avec ce don qu’il avait de trouver tou-jours le mot précis. Comment cela a pu naître je me le suis souvent demandé. Je me souviens encore de la stupéfaction générale lors de la visite collective de la commission de l’Unesco, le 9 mai 52, pour être exact, en voyant le modèle transparent que Maisonnier avait fait avec amour. Bien que la conception structu-raliste de Nervi soit cent pour cent valable, le fait est que par là on n’aurait jamais abouti à ce chef-d’oeuvre architectural qu’est Ronchamp. Cela prouve que la simple soumission aux lois structurales n’est pas toute l’architecture. Il y a autre chose. Il y a ce qui est expliqué dans « l’Atelier de la Recherche Patiente ». n° 2. Et dire qu’après tout ce que je viens de référer, je ne connais pas son oeuvre tuai-t; esse, Chandigarh ! Egocentrique, comme tous les artistes de génie, il agissait toujours en fonction de son oeuvre. Ce qui aurait pu paraître, à nous autres, de l’égoïsme et de la vanité, était chez lui tout autre chose, c’était un acte naturel et légitime parce que ce n’était pas lui mais son oeuvre qui était en jeu. Et il était conscient de ce que cette oeuvre signifiait. Cette conscience, et la reconnaissance du fait qu’elle n’était pas tou-jours partagée, le rendaient parfois prévenu et méfiant, ce qui empêcha bien des contacts avec des architectes qui pourtant l’admiraient et voulaient l’aimer, et !e mena à agir quelques fois de manière injuste. « Vous, Costa, vous n’avez jamais d’arrières pensées ». Cette phrase, dite la dernière fois que je l’ai vu, révèle son attitude instinctive de défense qui provoca bien des malentendus. Mais, d’autre part, cette conscience de sa grandeur lui conférait une sorte de détente intérieure, de sérénité mélangée d’humour qui adoucissait la confiance illimitée qu’il avait en lui, et qui était la caractéristique suprême de sa personnalité. Et il l’a bien mérité, cette conscience, car son oeuvre est vouée à l’homme, à son bien-être et à la paix. « Des canons, des munitions ? Merci ! Des logis… S.V.P. ». Vouée à l’esprit nouveau, aux temps nouveaux imposés par la machine. Vouée à une nouvelle intégration de la technologie et de l’art. Vouée à démontrer que les techniques sont l’assiette même du lyrisme. Et c’est là que je me suis appuyé pour défendre à MIT, lors de son centenaire, la thèse d’un humanisme nouveau, basé sur le développement scientifique et technologique, car si ce développement est mené à ses der-nières conséquences, il aboutit toujours en Laveur de l’homme (il ne crée le désordre et le chaos que si on reste à mi-chemin) ; il apporte avec lui, comme une femme porte son enfant dans le ventre, un nouveau concept d’humanisation. MARCEL LODS Des souvenirs sur Le Corbusier ? En vérité, Lorsqu’il s’agit d’un homme de cette envergure, ce ne sont pas des souvenirs qui devraient être recueillis, mais bien des leçons… Le Corbusier a vu, avant nous tous et plus loin que nous tous, le sens profond du mot « Architecture » à l’époque actuelle. Chacun de ses mots, chacunes de ses paroles — parfois rudes — ont tendu à nous pénétrer de cette notion. On a souvent dit que son caractère était difficile… N’aurait-on pas dû dire plutôt qu’il avait été rendu difficile par les événements et que les rudesses de langage qu’il avait quelquefois —qu’il eut avec moi comme avec les autres —n’étaient pas autre chose que la défense ins-tinctive d’une sensibilité trop souvent meur-trie ? Bornons-nous à imaginer ce qu’aurait pu être pour l’un quelconque d’entre nous, deux des événements principaux de la vie de Le Corbusier. Tout d’abord, son éviction de la première place d’un concours qu’il avait le droit de considérer comme obtenue, après de nom-breux tours de scrutin et dont il fut dépos-sédé grâce à une manoeuvre d’une déloyauté incroyable… Ensuite, le procès qui lui fut intenté après l’édification de l’unité d’habitation de Mar-seille. Alors que celle-ci triomphait grâce à sa fraîcheur, sa nouveauté, ses inventions mul-tiples, elle allait servir de prétexte à une atta-que basée — 0 ironie ! — sur une soi-disant destruction du paysage… Voici deux faits parlants : Quel est celui d’entre nous qui eût pu résis-ter à de tels assauts? Combien auraient — sans la fermeté exem-plaire du caractère de Le Corbusier — toujours opposé à la moindre concession, sombré dans la dépression nerveuse… Il s’est défendu, il a résisté, il n’a pas transigé. Il est mort sans aucune compromission, sa disparition, elle-même, seul dans la mort, est conforme à sa vie : celle d’un très grand homme. Voilà la leçon de sa vie… Voilà le souvenir que nous devons garder de lui. 18 septembre 1965. GEORGES CANDILIS (extrait) Dans la vie de chaque homme, il y a tou-jours un moment qui se présente et qui peut changer complètement sa destinée. Ce mo-ment étoilé est arrivé très tôt pour Le Cor-busier. Son professeur, le peintre L’Eplattenier, a allumé en lui le feu sacré de l’inconnu, quand il était encore élève à La Chaux-de-Fonds. L’Eplattenier, peintre et paysan, fils de paysans, était le seul qui ne fût pas satisfait de la technique traditionnelle de graveur de montres du canton neufchatelois. L’Eplattenier est épris de modernité, délivré de l’académisme. Il révèle à Le Corbusier l’art égyptien, assyrien, hindou, chinois, et sur-tout, lui donne d’autres aspects plus vrais et plus profonds de l’art grec et romain. Ils tra-vaillent, maître et élève, sur toutes les ques-tions de l’esprit et de l’art : peinture, poésie, architecture, philosophie. A 18 ans, une grande chance pour Le Cor-busier, un ami lui confie la construction de sa villa. Dès qu’il touche ses honoraires, il part pour son premier voyage en Orient. Sac au dos, grand, maigre, sportif, montagnard, il traverse les campagnes, les villes, son carnet de des-sins toujours hors de sa poche, pour noter, sténographier, esquisser une silhouette, un pro-fil, un plan. Mille routes, mille aventures, mille anec-dotes. Il traverse l’Italie, l’Autriche, la Hongrie, les Balkans, la Turquie et enfin la Grèce ; la Grèce qu’il a tant aimée, si bien connue et vers laquelle il est toujours revenu. La Grèce classique, Byzance, la Grèce popu-laire, mais aussi la nature et les contrastes du tempérament humain, les défauts et les qualités dans leurs aspects réels, les pro-blèmes du pays furent révélés à Le Corbusier lors de ses vagabondages, le plus souvent hors des itinéraires des érudits et des touristes, à travers les montagnes, les plaines, les villes et villages et les îles. Les temples classiques perdus dans les mon-tagnes ont révélé à Le Corbusier leurs secrets de proportions divines, les chapelles semées presque partout dans la campagne, pleines de cette admirable sobriété, faites par des moyens simples et par des gens simples, les ruines des mosquées, traces du passage des Turcs, esprit de l’Orient, les maisonnettes blanches accrochées aux flancs des côteaux des îles, ancêtres de l’architecture de béton, grâce aux matériaux volcaniques de Santorin, révèlent à Le Corbusier des formes et des volumes simples dans la nature, sous la lu-mière, effet inattendu et miraculeux. Les maisons de la Macédoine, résultat des trois influences : du baroque d’Europe Centrale, de l’Orient amenée par les Turcs et de l’esprit du pays : l’esprit grec. Cette architecture, presque inconnue à l’époque, révèle pour la première fois à Le Corbusier les pans de verre, les brise-soleil, les terrasses-jardins, les couleurs et mille autres éléments dont il a su plus tard révéler l’importance et introduire dans l’archi-tecture moderne. Son passage par le Mont Athos, la Répu-blique des Moines, lui a laissé pour toujours les traces de la vie monastique et a influencé les tendances dominantes de son oeuvre : la coexistence de la vie individuelle et de la vie collective. Mais cette époque n’a pas seule-ment influencé la formation artistique et intel-lectuelle de Le Corbusier, elle a sans aucun doute joué un rôle prédominant dans la for-mation purement humaine. Ce merveilleux voyage l’a entraîné fatale-ment à Paris. « Paris, le plus aride des dé-serts ! Heureux ceux qui y viennent s’y brûler dans l’indifférence générale, se heurter aux escarmouches violentes qui s’y livrent la n Ceux qui ne sont pas assez forts sont brûl Paris est un sol où l’on fait des racines. »