LUCIO COSTA « On met en oeuvre de la pierre, du bois, du ciment ; on en fait des maisons, des palais ; c’est de la construction. L’ingéniosité travaille. Mais, tout à coup, vous me prenez au cœur, vous me faites du bien, je suis heureux, je dis : c’est beau. Voilà l’architecture. L’art est ici. Ma maison est pratique. Merci, comme merci aux ingénieurs des chemins de fer et à la Compagnie des téléphones. Vous n’avez pas touché mon cœur. Mais les murs s’élèvent sur le ciel dans U11 ordre tel que j’en suis ému. Je sens vos inten-tions. Vous étiez doux, brutal, charmant ou digne. Vos pierres me le disent. Vous m’atta-chez à cette place et mes yeux regardent. Mes yeux regardent quelque chose qui énonce une pensée. Une pensée qui s’éclaire sans mots ni sons, mais uniquement par des prismes qui ont entre eux des rapports Ces prismes sont tels que la lumière les détaille clairement. Ces rapports n’ont trait à rien de nécessairement pratique ou descriptif. Ils sont le langage de l’architecture. Avec des matériaux inertes, sur un programme plus ou moins utilitaire que vous débordez, vous avez établi des rapports qui m’ont ému. C’est l’architecture. » Cette admirable profession de foi (contre-point à son aphorisme qui rappelle aux usa-gers qu’une maison est une machine à habi-ter), proclamée à l’aube même de la bataille pour le renouveau architectural, et alors que les bannières du « fonctionalisme » et du « constructivisme » flottaient au vent, —définit et distingue l’oeuvre de Le Corbusier. Par son caractère propre et ses résonances —qu’il s’agisse d’un cabanon ou d’une capitale au Pendjab — elle nous touche toujours le cœur. Prédestiné, la prédication de sa doctrine, illustrée par ses oeuvres, violenta l’inertie et les fausses notions du « modernisme » décoratif. Sa diffusion partout dans le monde ramène à la mémoire, par son instantanéité et son esprit de clarté et de géométrie, la péné-tration dans l’Europe gothique de l’idéal de la Renaissance — qu’il méconnaissait, d’ailleurs (de même qu’il participait de ?équivoque, très répandu en France, de considérer l’art baroque comme manifestation de décadence). C’est à travers cette connaissance théorique que je pris conscience de la portée de son appel, et de ses raisons d’ordre social, d’ordre technique et d’ordre plastique. Architecte de formation académique, contemplatif par nature et enclin à la compré-hension, détestant l’esprit de compétition et peu dispos à la lutte — c’est-à-dire, l’opposé même de Le Corbusier — je me vis soudain (une fois nommé directeur de l’école, — 1930-1931 — et donc responsable de la formation des futurs architectes) forcé de prendre parti et de m’engager dans le mouvement local qui aboutit — après des pénibles épreuves — au bâtiment symbole du ministère de l’Educa-tion. Puisqu’on me demande mes souvenirs des contacts personnels avec Le Corbusier et son oeuvre, et que je les raconte « en toute liberté pour qu’ils ne perdent pas leur spontanéité », je tacherai de rassembler quelques épisodes et circonstances de cette émouvante expérience. Retardataire, mes souvenirs de Le Cor-busier datent de 1936 lorsque, grâce à mon insistance auprès du ministre Capanema, il a été invité à Rio où, pendant trois semaines, nous autres « cariocas » avons eu le privilège de le connaître de près. Car, et ce fait est significatif, bien que des gens des plus divers pays aient passé par son atelier, aucun bré-silien n’a jamais fréquenté le 35, rue de Sèvres. Il arriva à l’aube par le Graf Zepplin, silen-cieux et argenté. Content de revoir Rio qu’il avait connu auparavant, à son retour de Buenos Aires (1929, Précisions, corollaire bré-silien : « Quand tout est une fête, quand après deux mois et demi de contrainte et de replie-ment, tout éclate en fête ; quand l’été tropical fait jaillir des verdures au bord des eaux 112 bleues, tout autour des rocs roses ; quand on est à Rio de Janeiro »). Dans ce court délai de trois semaines, il réalisa, comme d’habitude alors, une série de conférences magistrales. Toujours sûr de soi, la pensée claire, les mots précis, salles combles. Elabora un avant-projet pour l’uni-versité, projet sommairement rejeté par deux énergumènes, — les professeurs Azevedo Amaral et Souza Campos. Et illustra, finale-ment, ce qu’il nous avait à dire comme archi-tecte conseil pour le bâtiment que nous étions alors en train de projeter pour le ministère de l’Education et de la Santé, en nous proposant une solution idéale, — bâtiment allongé, au bord de la baie et non pas sur remplacement prévu. L’échange de terrain n’étant pas prati-cable, il nous a fallu reprendre, après son départ, le projet en tenant compte de ses sug-gestions et tachant de faire ce qu’il aurait fait s’il avait pu. Nous lui avons remis, plus tard, un tirage des plans définitifs et il nous a répondu en nous félicitant du beau projet. Il nous avait recommandé l’emploi du gneiss local et des azulejos. Et il avait incorporé dans son esquisse la statue que Celso Antonio était en train de sculpter pour nous et que nous lui avions fait voir. La construction se poursuivit sans le moin-dre contact et avec lenteur pendant la guerre. le croquis publié dans les oeuvres complètes (1938-46) a été fait après coup, d’après des photos, dans l’évidente intention d’accentuer la filiation de rceuvre achevé vis-à-vis de sa pro-position originale pour l’autre terrain, car, à l’époque, mal renseigné et meurtri par les péni-bles expériences de l’occupation, il ne savait pas encore — il nous connaissait peu, alors — que ce lien fondamental n’avait jamais été mis en doute ; au contraire, l’inscription gra-vée sur le mur du vestibule, et rédigée par moi, précisait sans équivoque — saut dans le sens contraire — l’origine de la conception. Lorsqu’il revint finalement à Rio, il y a deux ans, pour aller à Brasilia connaître l’em-placement de l’ambassade de France dont il avait reçu la commande, à peine en voiture pour se rendre à l’hôtel, il demanda : est-ce qu’on peut d’abord voir le ministère ? Dans notre insoucience native nous n’avons même pas pensé à prendre une photo de lui sous les pilotis, dans le parvis de ce bâtiment symbolique des temps nouveaux : d’abord parce que ce fut la première fois où ses idées ont .été mises en oeuvre en échelle vraiment monumentale : et puis parce qu’il a été cons-truit pendant que partout dans le monde on était en train de s’entretuer. Une fois la guerre finie, c’était une drôle de sensation que de voir, dans ce pays encore foncièrement sous-développé qu’est le Brésil, des gens venus de partout — des Etats-Unis, de l’Europe et de l’Asie — constater le miracle. (En 1938 à New York — j’y étais avec Oscar pour le pavil-lon de la foire de 1939 — il n’y avait qu’un seul bâtiment construit dans l’esprit nouveau : la maison de Lescazes.) Mon second contact personnel avec lui a eu lieu en 1948, dans des circonstances bien différentes. Je faisais alors un tour de voiture en Europe, avec ma femme et mes deux filles, encore enfants. Nous venions d’Angleterre et en arrivant à Paris je suis allé ie voir. Emu, je visitai alors la rue de Sèvres pour la pre-mière fois. Il nous amena à dîner chez lui (Yvonne, sa femme, n’était pas à Paris). Im-pression inoubliable. Une simple tranche de bâtiment et pourtant ! Il prit alors l’habitude de nous avoir à dîner chaque fois qu’on était à Paris, .. la tribu Costa comme il disait gen-timent. Inoubliable aussi notre visite à la villa Sa-voye de Poissy encore dégagée ; on ouvrait la grille, on marchait dans les champs, puis on la voyait à distance, nette, détachée du sol, brunelesquienne et pure. Elle était bourrée de légumes, de grains, de pommes de terre et ça lui allait bien ; comme quelqu’un de bien né, elle ne perdait pas pour cela son allure, sa dignité architecturale. D’ailleurs elle était alors encore bien conservée — les grandes vitres, la rampe, le solarium. Pour la visite à Vevey il avait écrit à sa mère — elle avait déjà plus de quatre-vingt ans — ce mot tendre que je rapporte ici parce qu’il le révèle sous un angle moins connu : « 21 mai 52 – Ma petite maman – Voici des amis de la plus haute qualité, les Costa de Rio de Janeiro. Ils désirent te saluer au passage. Ce mot est bien inutile, tu le verras de ton coup d’oeil d’aigle ! Tendresses — Ton… » (et il dessina, comme d’habitude, son sceau fami-lier). La maison de Vevey — « Une petite maison » — au bord de ce lac qui fait partie de mes souvenirs d’enfance (j’habitai à Clarens-Montreux de 1914 à 16) nous a pris dans sa savante douceur. Je connus alors Albert, son frère musicien — que je devais rencontrer seul à Roquebrune — et de qui il m’avait parlé avec enthousiasme la veille de son départ pour le cabanon, signalant la qualité de ses dernières compositions enre-gistrées. Je pense qu’il est très important de connaî-tre, de visu, ces trois maisons, et son cabanon, pour mieux percevoir l’homme sensible et fin qui se chachait sous la carapace du batailleur. il a paru à beaucoup — même à des gens qu’en d’autres circonstances il aurait aimé —difficile, sinon même, parfois, intraitable. Il faudra tenir compte toutefois, que, pendant des dizaines d’années, des étudiants d’archi-tecture, des architectes, des critiques d’art, venus de partout à Paris, se jugeaient en droit de le voir, de lui poser des questions et que, à la longue, ça l’agaçait. Et cette rudesse défensive momentanée a souvent blessé des visiteurs qui ne le méritaient pas. Mais, le cas échéant, il avait des gestes d’extrême gentillesse. Lorsqu’il sut, par exem-ple, un soir que je dînais seul chez lui, que ma fille aînée s’était mariée, il se leva sans dire un mot, s’achemina vers l’atelier, prit un de ses beaux tableaux émaillés, le retourna et écrivit au pinceau en blanc sur le fond noir de la plaque : « Pour M.E. avec un — il des-sina une bouche — de Le Corbusier », et il data Paris, 27-1-61. Il a toujours eu la préoc-cupation de dates précises. Mais revenons aux contacts professionnels. D’abord la Maison du Brésil à la Cité Uni-versitaire, tout près de ce chef-d’oeuvre hors-concours qu’est le pavillon suisse de 1930-32. Lorsque M. Madureira de Pinho, d’accord avec le professeur Anisio Teixeira me pria —puisque j’étais alors à Paris (1952) — de l’aider, j’acceptai de faire les premières études pour initier les démarches près les autorités de la Cité, mais je sentis que c’était notre chance de pouvoir contribuer avec une affaire pour le bon train de son atelier, et de lui témoigner ainsi, finalement, notre gratitude pour son aide décisive lors du projet du minis-tère. Je téléphonai donc à Roquebrune — il y était — pour lui faire savoir que l’avais l’inten-tion de confier à son atelier l’élaboration, en toute liberté, d’un projet définitif basé sur un avant-projet que j’avais esquissé à Montana. Je signalais que, en vue de ces circonstances, je n’osais pas lui faire personnellement appel, mais que, d’autre part, ne voulant pas laisser le travail sans un responsable direct dans l’atelier, j’avais l’intention, et lui demandais son assentiment, de m’adresser à Wogensky pour lui confier cette tâche. ll précisa que le travail serait mené comme d’habitude à l’ate-lier, et qu’il serait, comme toujours, personnel-lement responsable. Comme dans ma propo-sition originale je n’avais pas tenu compte de certaines servitudes, il fallut faire (déjà l’ate-lier) un second avant-projet, qui n’a pas non plus réussi ; il se mit alors lui-même à la besogne avec l’aide de Michel et de Gardien, plus tard, sur le chantier, et la chose, finale-ment abouti. Quoique basé sur le parti que j’avais originairement établi, il s’agit évidem-ment d’un projet personnel, et la partie sociale, le couloir (qu’il est beau, ce couloir !), les chambres et l’aménagement intérieur confié à Charlotte Perriand, sont une vraie réussite. Lorsque je lui recommandais p dans la modénature puisqu’apr son se destinait à des brési fi gentiment : « vous êtes tr