PIERRE JEANNERET « Il y a vingt ans, tu disais que ce balcon ne tiendrait pas, eh bien ! il n’a pas tenu ». Le Corbusier parle ainsi en décembre 1954 à son cousin Pierre Jeanneret, à son domicile, rue Nungesser et Coli, pendant que des ouvriers réparent ledit balcon… Et c’est ainsi, de cette manière simplifiée que le monde croit en général définies les relations entre les « Jeanneret ». Le Corbusier génial, passant outre les limites du possible, Pierre Jeanneret sage, praticien, les pieds sur terre. Le Corbusier a pourtant lui-même donné une autre version, plus juste et plus poétique : • Je suis la mer, lui (P. J.) la montagne, et chacun sait que les deux ne se rencontrent pas ». Cette boutade énantiodromique n’épuisera pourtant pas tous les fonds de cette collabo-ration fertile, qui, rompue temporairement, a dû se renouer vers la fin de la vie de Le Cor-busier, pour la réalisation de Chandigarh. Aussi incroyable que cela puisse paraître, la verdeur de ces deux tempéraments ne s’était point effacée avec l’âge à ce moment là — et il y a eu des scènes de jalousie, de lutte, même si dans l’ensemble Chandigarh témoigne de la conciliation entre les deux opposés. Pierre Jeanneret, dont l’état de santé est actuellement peu satisfaisant, a bien voulu nous parler de sa collaboration avec son cou-sin célèbre, nous avons essayé d’en condenser l’essentiel. Jacqueline VAUTH I ER-J EAN N ERET, Christian HUNZIKER. « Le drame de ma vie : j’ai toujours douté de moi, je croyais toujours commettre des fautes. J’ai toujours eu horreur du passé, hor-reur de la bourgeoisie et je ne voyais pas d’issue. La rencontre avec Le Corbusier m’ouvrait une voie d’action : mon cousin représentait la puissance, l’opposition possible. 1924, Corbu manifestait son opposition contre Perret, ce qui me permit de rompre mes attaches d’élève à mon tour. J’étais, de tout temps, beaucoup plus radicalement brouillé avec la société que mon cousin. Je l’étais même au point de ne pas savoir pourquoi. Notre collaboration deve-nait possible parce que je restais très souple avec Le Corbusier, qui se concevait comme le maître absolu. La première période à l’atelier de la rue d’Astor, ensuite à la rue de Sèvres, était la plus belle, la plus importante, nous étions bons copains. Je m’intéressais énormément aux recherches de mon illustre cousin, mais je redoutais l’impossibilité d’une conclusion déci-sive. Les craintes cachées de ma part, Le Cor-busier les sentait bien, seulement il savait que je le soutiendrai toujours en dépit de mes doutes. Nous restions surtout unis à cause de notre disposition caractérielle commune : nous nous sentions toujours abandonnés… (disposi-tion latente dans la famille des Jeanneret ?) Je devais rassurer Corbu : « T’en fais pas, tu n as pas d’ennemis autour de toi ». Vers l’exté-rieur notre solidarité se renforçait devant les attaques. Les difficultés du travail m’excitaient et me rendaient opiniâtre ; il y avait de quoi se battre pour un tempérament sportif et souple comme le mien — tandis que Le Cor-busier planifiait littéralement sa vie avec un agenda minutieux. Sa façon de n’accepter aucun compromis a souvent produit des bla-gues ; en rétrospective on peut en rire de bon coeur, sur le coup c’était tragique. Que l’on se souvienne par exemple de l’imbroglio désas-treux de la cité de Pessac ! Comme l’importance de la réalité paraissait toujours un peu suspecte à ma nature plutôt détachée, il me restait une trace de sourire dans les moments les plus difficiles. Si Le Cor-busier s’en apercevait, ses sentiments blessés commuaient — et je pense que c’était heureux pour lui — en fureur contre moi. Ma position vis à vis de lui entraînant forcément une hypo-crisie constante, je faisais acte de soumission, tel qu’il allait de soit avec sa personnalité, mais 110 l’ironie voulait que mes doutes restaient les plus forts en l’occurence. Je pense, malgré tout écart de puissance et rie perfection, que je suis, au moins à ce jour, l’architecte le plus proche de l’oeuvre de Le Corbusier. On peut s’étonner que ni ses autres suiveurs ni ses élèves n’aient pu se rapprocher davantage de son état d’esprit, ou à sa philosophie, et il me paraît surprenant que malgré les divergences de fond entre nous deux (lui, ordre et organisation, mol, idées toujours un peu anarchiques) je sois le plus voisin de lui sur le plan de l’action. Son approbation de ce que je faisais était quasiment automatique pour la période entre deux guerres, puisqu’il n’y voyait que lui. Pour mes travaux à Chandigarh, j’ai appris de temps à autre par voie détournée, son approbation, par exemple pour la librairie ou le monument a Gandhi. Mais s’il a pu percevoir la suite qui se présentait à moi dans mes oeuvres, je n’en sais rien. Lui, qui ne se référait qu’à une logique supérieure, me pardonnait-il mon rap-prochement aux possibilités exécutives des Hindous et mon travail en équipe avec eux ? Ces façons de travailler que je découvris en Inde m’ont finalement appris à m’estimer, après tant d’échecs en France. Chandigarh était pour nous deux en quelque sorte une clairière dans la jungle humaine. Le Pandit Nehru était notre dernier bastion, il nous protégeait parce qu’il avait compris l’enjeu. Les oeuvres de Le Corbusier nous ont mis devant des problèmes d’exécution presque insurmontables dans le cadre technique, ethnique et économique du pays. J’ai beau-coup réfléchi… eh bien, pour finir, je suis sûr que Le Corbusier avait raison… La commo-dité, l’état de subsistance ne sont pas solu-tions… Il fallait engager la lutte pour un état de civilisation… » Genève, le 9 décembre 1965. CHARLOTTE PERRIAND à Le Corbusier, à Pierre Jeanneret, à mes camarades, Si vous aimez Corbu, préparez-vous à une grande émotion : écoutez sa voix sur le disque enregistré par Hugues Desalle, monologue in-time où Corbu se livre. Merci à Desalle de l’avoir surpris et d’avoir su respecter le rythme du flot qui coule, ses reprises, ses hésitations. Combien Corbu est modeste, tranquillement, lorsque le mot ou la pensée qu’il sert s’échappe. Tendre et féroce Corbu, méconnu, incom-pris, modeste et obstiné artisan d’un art d’être, d’être vrai, d’un mode de pensée, d’une ma-nière de vivre. C’est un vrai « architecte » en ce sens qu’il est beaucoup plus qu’un architecte, et sans commune mesure. La première partie de son disque contient tout, et tout revient, se développe, s’amplifie ; c’est toute sa vie qui défile, idée de mort au début, idée de mort à la fin. C’est donc une confession : une confession ne trompe pas. Son attitude devant la vie. « Une chose très simple et que je peux déclarer en toute loyauté ici, je n’ai jamais cru que j’étais quelqu’un… », et il s’élève contre cette notion pernicieuse : devenir quel-qu’un. « C’est déjà !e débrouillage, toutes sortes d’intrigues qui interviennent. Je n’ai jamais fait ça. » Sa règle de vie sera sans compromission possible et fera la pureté de son oeuvre. Ce sera sa force, sa grandeur, mais aussi la cause de son isolement. Pensez-vous ! il n’est pas achetable, d’aucune manière. Mal de jeunesse, dit-on, ça lui passera. Ça ne lui passera jamais : « On ne travaille pas pour être louangé, on travaille par devoir, vis-à-vis de sa cons-cience… » Recherches studieuses, loyales, exactes… » On ne peut pas être autre que humble devant la nécessité de chercher » Et on ne crâne pas… » Quelle certitude, quel fol espoir, que de force déployée pour clamer et maintenir haut son idéal. Et pour finir, ce conseil à la jeunesse ! « Vas-y, petit… pas pour réussir, un des mobiles les plus affreux des temps modernes, c’est-à-dire mettre de l’argent dans sa poche…, mais réussir pour faire quelque chose » On n’a pas idée d’un tel langage ! Son attitude devant l’architecture. « Fonctionnelle par définition, sinon, qu’est-ce que c’est ? de la saloperie… « L’ARCHITECTURE EST LE JEU SAVANT, CORRECT ET MAGNIFIQUE DES FORMES SOUS LA LUMIERE… » Première définition de Corbu. Il faut dire que sa vision du Parthénon avait été un choc : « J’ai découvert que l’architecture était le jeu des volumes, des profils, enfin une inven-tion totale dépendant exclusivement de la création de celui qui dessine. » Il rejoint la culture grecque : « L’échelle grecque, la présence humaine dans toutes les oeuvres grecques me sont res-tées toujours… » A la recherche de l’esprit de vérité, il voyage : « J’ai ouvert l’oeil sur les choses les plus anti-académiques possibles, c’est-à-dire les maisons des paysans, c’est-à-dire les murs de clôture des propriétés qui suivaient les terrains pentus, selon la courbe du terrain… C’était si beau, ça m’a frappé pour toute la vie… » Ce qui fait qu’au faîte de son art, sur un coin de rocher, face à la mer, au soleil, pro-tégé des importuns par l’amitié d’une gentille famille de pêcheurs, il construira « sa baraque modeste ». Ce sera son palais. « J’admirai la maison des paysans, la mai-son des hommes, la baraque, la chose mo-deste et à l’échelle humaine. C’est !à que j’ai inventé une part du Modulor, retrouvant les mesures humaines dans des choses d’une hu-milité totale, où il y a la coudée, le pied pouce, qui se trouvent inclus de naissance même… » Le Corbusier aime le travail bien fait. A dix-sept ans, ils construira sa première maison « avec toutes sortes de détails charmants, im-peccablement réalisés… » Il est réactif à toutes inventions nouvelles : « Quelque chose est né, une invention tech-nique : le bracelet-montre… qui se trouve être en même temps un refus de l’ornement inu-tile… » Perret était un novateur, il va chez Perret. « C’est là que j’ai appris à faire du béton armé… Là, j’ai appris le vrai dessin d’exécu-tion et d’un procédé nouveau… » Le Corbusier a le sens de l’impondérable. A la question posée : l’architecture du Parthénon est-elle fonctionnelle ? il répond : « Elle fonctionne en ceci, qu’elle émeut… » Est-elle décorative ? « Surtout pas… » Qu’est-elle ? « De l’architecture pure et simple… » Bien sûr qu’émouvoir fait partie du fonction-nel En ce sens, l’oeuvre de Corbu est profon-dément humaine. Elle est souple, elle est mul-tiiorme, elle n’est pas fermée.., ce qui lui permet d’être en perpétuel devenir. C’est le symbole de sa main ouverte. Voilà Corbu dans la grande tradition des bâtisseurs.. La maison Laroche, villa Della Rocca, est la « clef » de toute son architec-ture. « Villa de grand style, faite de carreaux de mâchefer comme toutes les maisons ouvrières, avec un enduit dessus… » Œuvre d’une simplicité écrasante pour les gens, mais riche pour celui qui sait voir et découvrir…, promenade architecturale du ton-nerre de Dieu… » La même année, il construit Garches, mo-nument de l’architecture moderne. « Un palais… parce que la proportion y régnait absolument en maîtresse complète… » Le Corbusier réconcilie architecte e plasei den et poète » et ingénieur « teeinitien à fait averti ». Pour lui, pas de dualité. les