fois, il me rappelait les grands artistes de la Renaissance qui bâtissaient et réalisaient, en même temps des tableaux et des sculptures. Pour moi, sa signification la plus profonde réside dans le tait qu’il était un vrai libérateur dans les domaines de l’architecture et de l’urbanisme. Seul l’avenir peut révéler comment ceux qui ont été affranchis utiliseront la liberté qui leur est offerte par son courage et son imagination. N’importe quelle libération peut entraîner une nouvelle confusion, un nouveau style baroque, ou, ce que nous pouvons espérer de ceux qui suivront Le Corbusier, une expres-sion essentielle de notre civilisation. Le 7 septembre 1965. JOSÉ LUIS SERT (extrait) Le Corbusier n’appartient à aucun style, ni en tant qu’architecte, ni en tant que peintre. C’est un grand personnage, et un seul person-nage. Il n’est jamais tombé dans le piège qui con-siste à vouloir faire des tours de forces, créer des super-structures sans justification et de l’original à tout prix… La foi et la sincérité de Le Corbusier ainsi que sa ténacité ont beaucoup impressionné les jeunes. Le Corbusier a toujours encouragé les gens qui cherchaient vraiment, mais n’aimait pas les prétentieux, les jugements arbitraires. Il a laissé aux jeunes un grand message, il est, dans le monde, l’architecte qui aura eu la plus grande influence Le Corbusier a apporté une manière de pen-ser qui ne s’applique pas seulement à un domaine particulier, celui de l’architecture, mais à une conception complète de la vie. La pensée de Le Corbusier est une philo-sophie, une manière de se voir, de voir les choses et de les mettre en ordre autour de soi-même. Sa plus grande qualité à l’égard des jeunes était de leur donner confiance dans un avenir meilleur. On peut attribuer la réceptivité des jeunes aux paroles et à l’oeuvre de Le Corbusier, à la foi qu’il avait en ce qu’il faisait, foi si pure qu’elle a pu paraître parfois naïve dans une époque où il ne semblait y avoir de place pour aucune croyance. RICHARD NEUTRA (extrait) Le Corbusier, comme bien peu, a su écrire, avec une imagination brillante, sur les pro-blèmes courants, les besoins en construction et en urbanisme de la communauté contem-poraine, et au sujet des solutions s’estompant dans un avenir immédiat ou plus éloigné. Il a composé avec espoir sur les valeurs éter-nelles catégoriques et les mystères mathéma-tiques des proportions pythagoriciennes qui pénètrent les modèles éternels. Néanmoins, ce n’est pas son adhésion à la technologie mo-derne, ni à de telles règles et valeurs éter-nelles, qui le rend exceptionnel pour les historiens de l’avenir. Ce qui fait de lui un personnage mémorable, caractéristique des aspirations de cette époque, n’est pas son adhésion aux normes, mais sa révolte puis-sante, souvent orageuse, envers l’immobilité monotone des normes, à une époque consa-crée manifestement à la conformité de masse. Il menait une guerre en « franc-tireur » contre cet état de choses. KENZO TANGE Je me trouvais à Skopje en Yougoslavie quand j’ai rencontré M. Alfred Roth. qui m’a annoncé la nouvelle de la mort de Le Cor-busier, en ajoutant une description des funé-railles grandioses offertes en sa mémoire par la nation française. J’étais ému d’apprendre que le cercueil avait été saupoudré de terre de l’Acropole, après que son corps ait été purifié par l’eau du Gange. Néanmoins, je ne pouvais saisir la réalité de sa mort. Plus tard, je suis arrivé à Paris pour offrir une prière à l’âme de ce grand architecte. Quand j’ai visité son atelier, j’ai senti pour la première fois, qu’il est en effet perdu pour nous. La pièce était plongée dans un silence profond, c’était une pièce qui avait perdu son maître à jamais. En méditant sur cette impression de vide, je pensais encore à sa vision immense de l’architecture. Elle, au moins, ne périra pas. Il y a environ 25 ans, quand j’ai quitté la faculté, j’ai écrit un article dans lequel j’ai souligné les points de similitude entre Le Cor-busier et Michel-Ange. Tout comme Michel-Ange donnait une nouvelle dimension et profondeur à l’art de la Renaissance, Le Cor-busier a donné une nouvelle signification à l’architecture contemporaine. Tandis que les autres luttaient encore pour défaire ce qui avait été fait dans le passé, Le Corbusier portait seul la nouvelle architecture au som-met le plus élevé des arts. A mon avis, Le Corbusier dépassait mème Michel-Ange. Non seulement il s’est battu dans les batailles de la révolution de l’architecture moderne, pour la transformer en art, mais il est devenu un guide infaillible pour les géné-rations futures, car même dans cette époque changeante, il possédait une vision claire de l’avenir. Il n’a été dépassé par aucun de ses disciples, ni par leurs disciples. Le Corbusier était le plus grand architecte, et le plus grand urbaniste que le monde ait vu de tous les temps. OSCAR NIEMEYER C’est avec la plus grande tristesse que j’ai reçu la nouvelle de la mort de Le Corbusier, le vieux maître qui a laissé une oeuvre sur laquelle nous nous sommes inclinés depuis l’époque de nos études, attirés par son talent, par sa force créatrice, par la fermeté avec laquelle il réagissait contre l’incompréhension des hommes. Quelle vie extraordinaire, quelle vie d’en-thousiasme, d’espoir et de désillusions, rien ne l’abattit. Ce furent cinquante ans de tra-vail, cinquante ans de rêves et de création. A sa mort, Le Corbusier nous laisse une oeuvre exceptionnelle, un exemple de courage et de détermination. Un avertissement contre l’intolérance et la médiocrité. 3 septembre 1965. MARCEL BREUER Une fois remis de la stupeur de la nouvelle écrasante de la mort de Le Corbusier, inévi-tablement on réfléchit à l’oeuvre de sa vie. En effet, il est difficile de décider dans quel domaine cet homme, immensement créateur et fertile, surpassait le plus ; comme artiste, comme pionnier d’une nouvelle architecture ou comme influence stimulatrice sur les généra-tions plus jeunes. Notre Corbu, si travailleur, si plein de vitalité est mort, mais il ne s’est pas encore arrêté (mais son oeuvre continue). 20 septembre 1965. KUNIO MAEKAWA C’est tellement triste de vous dire adieu. Et je n’ai jamais pensé que cela m’arriverait si tôt ni si soudainement. Le destin qui nous a séparé aussi cruellement me fait songer encore une fois à la vie humaine qui est si éphémère et si fragile. Je peux bien m’ima-giner que vous dites comme d’habitude, « Oh, zut alors ! » Je me souviens avec tendresse, d’un jour du mois de juillet de cette année quand Nicolas Colli de Moscou et moi, nous avons visité votre fameux atelier au 35 rue de Sèvres. C’était par une matinée d’été qui était exceptionnellement fraîcne à Paris. Les vieux arbres dans la cour de l’ancien couvent que domine votre atelier, jetaient leurs ombres sur la fenêtre du petit cabinet de Corbu, composé d’après le « Modulor » qui vous a été si cher toute la vie. Le silence régnait, et on croirait très difficilement qu’on est en plein Paris ! Vous vous étiez habillé en veston bleu marine avec un petit noeud comme d’habitude et vous nous aviez abordé de bonne humeur : « Qu’est-ce que vous faites ici à Paris, tous les deux ? » C’était bien dans ce même endroit que je vous ai rencontré pour la première fois de ma vie, il y a déjà presque quarante ans. Je vous ai rendu visite le lendemain de mon arrivée à Paris. J’avais 23 ans.et vous 40 ans, et j’ai quitté Tokio le jour même de la cérémonie de mon diplôme à l’Université de Tokio. Ce qui m’attirait si fortement à Paris a été justement votre pensée sur l’architecture, et c’était sur-tout un chapitre dans « l’Art décoratif d’au-jourd’hui », intitulé « la Confession » qui m’a décidé de venir à Paris pour travailler à la rue de Sèvres. Le jour même de notre pre-mière rencontre, vous et Pierre Jeanneret m’avez amené à Garches, pour me montrer « la Villa Monzie » qui était juste terminée. Je n’oublierai jamais de ma vie l’émotion qui m’a frappé au moment où j’ai regardé cette Villa depuis le jardin derrière. Vous rappelez-vous les beaux lilas, qui se balançaient au vent printanier ? « On n’est jeune qu’une fois. » « On arrive à l’âge de trente ans, à un port tranquille après une navigation troublée. » « L’architecte d’avant-garde ne l’est plus dès qu’il devient un architecte en vogue. » Je me souviens toujours de ces petits mots que vous m’avez dits de temps à autre, je suis d’accord pour quelques uns mais ne le suis pas pour quelques autres, d’après mes expé-riences de ma vie depuis lors. Vous avez dû écrire vous-même dans « La Ville Radieuse », la grande déception éprouvée après un demi siècle d’efforts assidus, malgré la belle confiance que vous aviez eue en la future belle époque machiniste : « Le 20° siècle a construit pour l’argent, mais pas pour les hommes. » Je regrette bien d’avoir manqué d’opportu-nité en ne vous posant pas la question sur le destin de l’homme abandonné désormais par le « bateau fantôme » du machinisme, qui a été cru comme un sauveteur apparu sur l’horizon lointain. Lors de conversation sur le petit fils de Colli que vous aviez connu depuis longtemps, vous avez dit après un bref silence : « Je n’ai pas d’enfant. » Votre voix a été comme un petit caillou jeté dans une mare solitaire, puis vous avez ajouté : « Quand je me suis marié, j’ai dit à ma femme « pas d’enfant », puisque je crai-gnais à ce moment que ma vie serait très dure comme architecte. » Vraiment, vous avez dû vivre une vie tellement dure et je me sou-viens encore ce que vous avez dit à maintes reprises : « L’architecture est pénible ! » Pourtant, il n’a jamais semblé que l’archi-tecture fût bien pénible pour vous, au contraire, vous, qui n’avez jamais cessé de peiner, de penser et de créer, vous devez avoir la plus grande satisfaction et le bonheur le plus profond. Laissez-moi répéter encore une fois « Adieu ! Corbu » et vous souhaiter le sommeil éternel bien tranquille ! MAURICIO ROBERTO (extrait) En quoi Le Corbusier est-il le plus grand ? En tant que théoricien, il a été incompa-rable. A travers une syntaxe directe, simple, merveilleuse, il a réussi à cristalliser les aspi-rations d’une génération d’architectes, à ouvrir les yeux et à tendre l’oreille afin de percevoir ce que les architectes pouvaient apporter à notre société. Mais, à mon avis, Le Corbusier a donné une leçon encore plus grande par son activité de constructeur. Il est mort à 78 ans, jeune, avec toutes ses facultés créatrices. Le Corbusier n’a jamais accepté d’être la « vedette » d’un genre spécifique ; même son oeuvre est une évolution constante. Elle a toujours été actuelle, en fonction d’une épo-que, d’une société. L’aspect de la villa Savoye (1929) est assez différent de celui de Ron-champ (1955). Cependant, ce sont les points extrêmes et naturels d’une évolution. Plusieurs de ses principes énoncés dans la tumultueuse bataille des années 20-30 ont été courageusement abandonnés à Ronchamp. parce qu’ils n’étaient plus nécessaires et qu’ils devenaient, par cela même anachroniques. Voilà, à mon avis, la vraie grandeur de l’archi-tecte : avoir le courage d’oser, le co d’évoluer, le courage de prendre fou jour risque nouveau.