TÉMOIGNAGES Nous avons déjà fait paraître dans le dernier numéro de l’Architecture d’Aujourd’hui (n » 122, p. VII à XXIII), des témoignages sur Le Corbusier et son oeuvre, dont nous reprenons los principaux passages, à côté de textes inédits de quelques amis et admirateurs. W. Gropius, Le Corbus‘er, M. Breuer (UNESCO, Paris, 1952). WALTER GROPIUS En 1923 quand je préparais l’exposition du Bauhaus à Weimar (Allemagne), mon amitié avec Le Corbusier débuta. De son « Esprit Nouveau » j’étais familiarisé avec sa philoso-phie. Attiré par celle-ci, je lui ai demandé de m’envoyer des extraits de son travail pour les montrer à l’exposition du Bauhaus et plus tard dans le premier volume des « Bauhaus Books » que j’ai publiés sous le titre « Inter-nationale Architektur Il a réagi avec enthou-siasme, m’envoyant des sommaires manus-crits, des esquisses de ses études d’urbanisme et de préfabrication, ainsi que des photogra-phies des quelques rares maisons qu’il avait déjà construites. Après l’exposition du Bauhaus à Weimar, nous nous sommes rencontrés pour la première fois au café des « Deux Magots » à Paris, pour commenter ses plans d’une ville contem-poraine pour une population de 3 millions d’habitants (Esprit Nouveau, 1922) et pour élaborer l’idée de normalisation et de préfa-brication de logements qui nous intéressait fortement tous les deux à cette époque. Je lui ai donné des photographies de silos améri-cains que j’avais réunies pour publication dans le « Werkbund Yearbook 1913 », et qu’il a publiées à nouveau dans son ouvrage « Vers une architecture ». Il m’a fait visiter deux maisons qu’il avait conçues pour Ozenfant, le peintre, ainsi que la Maison la Roche, dont la fraîcheur sans précédent m’a beaucoup exalté. Après la construction de sa colonie d’habita-tion à Pessac en 1925, je suis allé à Bordeaux pour la visiter. Enchanté de l’abondance des idées et de la beauté poétique de leur person-nification réalisée par des moyens simples, j’ai parlé avec chaleur de mes réactions à Le Corbusier. C’est à ce moment que les fonde-ments de notre amitié sont devenus solides, car il n’avait trouvé ailleurs que très peu de compréhension, ce qui le rendait amer. Cette amertume l’a persécuté jusqu’à la fin. Il était trop passionné, trop convaincu de sa mission pour se contenter des occasions trop peu nom-breuses de montrer son génie architectural. Chaque fois que je le voyais par la suite, il se plaignait de l’absence d’une reconnaissance méritée, qu’il estimait due au fait qu’il était trop en avance pour son époque. De 1929 à 1934, nous nous sommes ren-contrés régulièrement aux congrès internatio. naux d’architecture moderne, appelés C.I.A.M , à Francfort, Bruxelles, Berlin, Barcelone, Aix-en-Provence et Londres. Tacitement, les mem-bres ont reconnu Le Corbusier comme leur porte-parole. Le résultat final du C.I.A.M., « La 108 Charte d’Athènes », sur✓ait étroitement ses propres formulations. Quand j’ai organisé l’exposition Werkband à Paris en 1930 au Salon des Artistes Déco-rateurs, j’ai persuadé l’ambassadeur d’Alterna• gne de ciinner une grande réception à son ambassade, le beau palais Beauharnais. C’était une soirée très gaie, où se trouvaient réunis l’avant-garde française — Corbu, Perret, Léger, et les artistes du Bauhaus, Moholy-Nagy, Mar-cel Breuer, Herbert Bayer et moi-même. le n’ai jamais vu Corbu plus en verve, souriant, plaisantant, d’une humeur insouciante, ce cnii était très rare chez lui. Pendant la guerre, je l’ai perdu de vue’, mais quand l’UNESCO a nommé une « Com-mission des cinq » comme conseillers pour la construction de leur quartier général à Pa-ris, j’ai pu me rapprocher très près de Le Corbusier et connaître intimement sa person-nalité. Cette commission comprenait Le Cor-busier, Sven Markelius (Suède), Lucio Costa (Brésil), Ernest() Rogers (Italie) et moi-même (U.S.A.). J’ai été nommé à la présidence. Le veto de la délégation américaine a gâché les chances légitimes de Le Corbusier de devenir l’architecte du bâtiment de l’UNESCO avant que notre commission des cinq soit ins-taurée. Mais, puisque les membres de la com-mission étaient unanimes dans leur façon d’aborder leur tâche de conseillers, j’ai vu la possibilité d’utiliser notre influence au Quai d’Orsay et au Conseil d’administration de l’UNESCO. Cependant, notre essai vigoureux d’intervention en faveur de Le Corbusier n’a pas abouti, car on nous a informé que les habitudes internationales ne permettaient pas de reprendre sa candidature en considération après son acceptation inconsciente d’être mem-bre de notre commission. Il se ressentait profondément d’avoir été délaissé à nouveau, comme auparavant, pour des raisons d’igno-rance et d’intrigues, bien qu’il ait obtenu le premier prix dans le concours pour le Palais des Nations à Genève et également encore quand il a perdu la direction pour la concep-tion du bâtiment des Nations Unies à New York sous la pression d’une cabale. Naturellement, sa déception au sujet de cette nouvelle perte du bâtiment de l’UNESCO était profonde. Lente-ment, avec maintes précautions, j’ai essayé, avec l’aide de Rogers d’éliminer son attitude négative pour encourager son travail actif dans notre commission. Pendant une longue soirée en compagnie du maître et de sa femme Yvonne, à son domicile parisien, j’ai finalement réussi à le persuader de coopérer à nouveau avec notre commission, ce qu’il a fait avec loyauté depuis ce moment-là. Le lendemain il m’a envoyé une de ses toiles que j’avais admirée, accompagnée d’une lettre amicale et touchante, que j’ai toujours en ma posses-sion et qui m’inspire beaucoup de fierté : 14, mai 52. Cher Gropius, J’ai cru voir que ce petit tableau vous plaisait. Laissez-moi vous l’offrir. Je l’aime aussi beaucoup; c’est l’un de mes meilleurs; il fut fait pendant l’Occupation aux heures douloureuses. Je viens de passer à côté de vous quinze jours très heureux. Je vous ai apprécié et admiré et me suis senti plein de vraie et respectueuse amitié pour vous. Je dis : respec-tueuse. Ceci signifie que les causes de mon appréciation sont profondes. Il me semble que le fruit de notre travail : les CIAM, mûrit maintenant. C’est pour cela que les fruits tombent. Les fruits mûrs, c’est nous! Heureuse maturité. La règle c’est que les fruits soient mangés, surtout s’ils sont bons! Vous avez eu une carrière exemplaire et bienfaisante. Tout autour de vous l’art et la pensée fleurissent la jeunesse. Vous êtes aimé de chacun. De moi aussi…. Votre Corbu. Voici Baudelaire: « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille… Datons ça : Unesco, Paris, 13 mai 52. Puisque je suis dans la poésie voici inclus une des strophes de mon poème de > + rédigé 1950-52. Les paroles de Baudelaire que Le Corbusier cite à la fin de cette lettre caractérisent son état d’esprit à partir de ce moment. Quand sa femme est décédée en 1957, j’ai vu Corbu peu de temps après à Bagdad, où nous avions tous /es deux des négociations à entreprendre avec le gouvernement d’Irak sur des projets de construction. Quand je suis entré dans sa chambre d’hôtel, il a éclaté en sanglots en m’entourant de ses bras. Je l’ai trouvé, à ce moment-là, l’homme le plus solitaire, désolé de la perte de sa compagne, une femme terre à terre qu’il respectait énormément. Dans toutes ses actions, il était direct avec franchise, ce qui prenait souvent l’allure d’une offense, bien que ce ne fût pas son intention. Je ne vois aucune utilité d’énumérer les diffi-cultés que l’on rencontrait dans les relations avec lui, notamment ses erreurs de jugement des personnes et des circonstances, avec une auto-absorption autarchique. Le point important est le fait qu’il ne se soit pas trompé devant l’histoire. Ses défauts n’étaient que des contre-points inévitables à ses dons immenses, et on ne pouvait qu’accepter — ou rejeter —sa personnalité totale. Malgré ses idées sur-prenantes et provocatrices, ses exigences phy-siques de vie personnelle étaient simples et rudimentaires. Pendant plusieurs années, il dînait à Saint-Germain-des-Prés dans un minus-cule restaurant modeste, pendant des années il se servait d’une petite voiture verte délabrée — « sa grenouille ». Son bureau privé dans les locaux de son agence, rue de Sèvres, était un réduit où il pouvait toucher chaque mur de la main, assis à sa place. Sa maison de célibataire de deux pièces à Cap Martin où il est décédé, était un logis sommaire, dont il m’avait expliqué les détails avec une vraie passion, car l’efficacité des solutions simples occupait toujours son esprit, alliée avec le désir intense de trouver des réponses qui devraient être poétiques en même temps. Il cherchait le paradoxe qui parle à l’imagination. Il est difficile de déceler toutes les impli-cations de ses œuvres. Au moment où il a disparu, au-delà du rappel de notre champ limité de vision, le choc et le poids de sa grande personnalité noble, vient à ma cons-cience en un éclair. Que c’est tragique qu’il n’ait pu vivre pour exploiter ses potentialités incalculables, et qu’il parte dans un état d’es-prit d’amertume et de désillusion provoqué par le dédain vrai ou imaginé que l’on avait de sa personne. La France reste en dette envers lui. Néanmoins, Claudius Petit a compris sa valeur dès le début, il s’est exposé en le soutenant publiquement. L’équilibre de sa vie, une abondance féconde d’architecture, de poésie, d’invention caracté-rise fceuvre et la vie de cet homme universel. Il a créé une nouvelle échelle de valeurs, assez étendue pour enrichir les générations à venir. Dans chaque domaine d’urbanisme et d’archi-tecture, il a proposé des réponses de base en renouvelant ses messages par des créations surprenantes d’une fraîcheur éternelle. Les nouvelles images avec lesquelles il nous bénissait, resteront et ne s’effaceront plus. 10 septembre 1965. MIES VAN DER ROHE Tout le monde reconnaît m,Ezi!e21:,:lit Le Corbusier comme un grand archi`ccte et grand artiste, un véritable novateur. s 1910, quand je l’ai rencontré pour la prerruèrP