Sculpture de Le Corbusier-Savina par Joseph Savina. Par un ami commun, Pierre Guéguen, poète et critique d’Art j’avais fait à Tréguier, en avril 1935, la connaissance de l’architecte Le Cor-busier, je devins son ami et j’eus souvent l’occasion de le rencontrer et d’être reçu chez lui, mais jusqu’en 1939, il fut peu question de sculptures, mais plutôt de meubles. A la suite d’une conversation en 1936, il me fit des croquis de meubles avec, comme décors des surfaces, les lignes de rochers, de paysages. J’en réalisais un que je lui soumis. Sa lettre du 7 mai 1936 me fit comprendre que j’aurai là un maître sévère, sans compromission et qui n’admettrait pas là peu près. Projet de meuble avec décors de rochers et paysages. « Mon cher Savina, • En rentrant d’Alger, j’ai trouvé votre lettre et votre photographie de meuble. « Vous êtes en grand progrès du point de vue meuble, quant à vos dessins de rochers de Plougrescant (près de Tréguier) je trouve que vous y allez un peu légèrement et que vous n’avez que peu d’amour pour les formes magnifiques qui sautent aux yeux sur place. Cela manque de contrastes utiles (parties serrées et parties très larges, parties courbes et parties rectilignes). Il faut étudier cela de près et vous avez là certainement, une ressource importante, mais je ne puis pas, quant à moi, admettre une légèreté de main et permettez-moi de le dire, d’esprit, aussi grande que celle que vous vous êtes permise par ces linéaments sans grande signification. • Le meilleur moyen, c’est de prendre un carnet à dessin et de dessiner sérieusement ces rochers, sur place, en en extrayant tout l’esprit et petit à petit vous arriverez à voir quelles sont les lignes constitutives dignes d’être gravées sur vos meubles. • L’ensemble du meuble me paraît joli. Tenez-moi au courant et etc. » Lorsque je lui parlais de sculptures, il me disait « mais elle est là devant vous, regardez ces rochers, ces racines, ces galets, même les boucles des cheveux de votre fille, voilà de la sculpture Mobilisé en 1939, fait prisonnier et libéré en 1943, étant malade, je repris contact avec lui ainsi qu’avec Henri Laurens, sculpteur que j’avais connu en 1937 et que j’admirais beaucoup. Je fis quelques sculptures, je les soumis à Laurens. Je reçus quelque temps après une lettre de Le Corbusier : « Cher ami Savina, 5 mars 1944 « J’ai vu chez Laurens, les trois statuettes. Les deux debouts sont particulièrement bien, beaucoup plus personnelles que la couchée. Remarquables même et d’une observation que l’on sent venue de vos observations (rochers, os, pierrailles, racines, algues, etc.). Beau tempé-rament de sculpteur. Vous parlez de les agrandir. Voici mon point de vue. L’échelle qu’elles possèdent actuellement est parfaite (ces sta-tuettes avaient de 18 à 20 cm de haut) : art appartement, art de collectionneur amoureux et qui aime à tenir les objets dans sa ou ses mains et à les poser près de lui sur n’importe quoi, comme l’un de nos cailloux ou bouts de bois ramassés dehors et souvent si élé-gants, etc. » Le Corbusier avait chez lui, toute une collection de bouts de bois, racines, cailloux, etc., ramassés aux hasards, de promenades, quel-quefois il en prenait un, relevait ses lunettes sur son front d’un geste familier, pour regarder de plus près car il avait un oeil qu’il avait presque perdu en faisant de la gravure dans sa jeunesse, et me disait regardez cela Savina, regardez ces lignes, si ce n’est pas beau, ce caillou m’a servi de thème pour toute une série de tableaux ». En 1945, ayant eu quelques ennuis de santé et ayant du mal à me réadapter à la vie d’après-guerre, ie laissais percer mon découra-gement dans une lettre et voici ce qu’il me répondit : 96 Joseph Savina dans son atelier à Tréguier (Côtes-du-Nord). Mon vieux Savina, 29 septembre 1945 • Courage et ne vous laissez pas terrasser par les on-dit, par les usages, par le sens commun qui nous entoure tout est dans le poids duquel on veut nous écraser. C’est nous qui avons raison, nous qui créons de nos têtes et doigts — ouvrage sacré, porteur du bonheur intime, et seul capable de faire digérer l’imbécilité ambiante. Aussi vous ne devez pas abandonner, au contraire, vous devez vous réfugier dans cet asile sacré de la création. Ne dites pas que vous êtes trop fatigué : vous vous reposerez, vous vous comblerez, vous vivrez! Je vous en parle avec 40 années d’expérimentation : c’est cela qui m’a sauvé ; le reste n’est que… « Je suis très aisé que des courants insidieux, sataniques ne soient pas venus séparer notre vive et naturelle sympathie. J’ai dit : diabo-lique, parce que M. le Diable a tous les trucs et moyens pour embêter les honnêtes gens. « Allez, Savina, foutez-en un coup ! j’imagine que la paysannerie n’a plus beaucoup de sous en ce moment. Ne devenez donc pas Rockfeller, mais Savina, l’artiste sensible et solide. Tout ça, en sachant naviguer et en faisant vivre sa famille au milieu des orages de la vie, c’est le but qu’il ne faut pas omettre de considérer. „ Nous continuons à échanger du courrier, décembre 1945, il me parle de la grande manifestation de Synthèse des arts plastiques, Porte Maillot, qu’il dirige. Il veut m’y faire participer et pour cela me fait des croquis de sculptures. Je crois que par la suite cette manifestation n’eut pas lieu. En 1946, notre travail en commun va prendre corps sérieusement : « Mon cher Savina, 27 décembre 1946 • Reçu hier la caisse, déballé la statue bois. C’est très bien, bien compris, largement fait, beau début ! Des erreurs par place dont je pourrai me sortir par moi-même. « Il faudrait me retourner la maquette peinte qui a servi de modèle, j’en ai besoin pour la couleur. Je vous la rendrai de suite après. ‘e trouve, ouant à moi, cela épatant, dépassant mes espérances. N’est-ce pas de la bonne statuaire ? J’ai une masse consi-dérable de thèmes sculpturaux à traiter en bronze, pierre ou bois. Nous devrions faire cela ensemble, les deux noms joints voulez-vous? • Courage, Savina, et continuez, je vous enverrai d’autres thèmes, variante de celui-ci, ou au contraire des thèmes différents. » Notre collaboration devient effective et Le Corbusier doit peindre cette première sculpture qu’il juge bonne. Peindre une sculpture est toujours un peu dramatique, la couleur exaltant le volume ou le détruisant. Il parle de ce premier essai page 55 du 2′ numéro spécial de I’ Architecture d’Aujourd’hui „ qui lui est entièrement consacré. Dessin de Le Corbusier pour la synthèse des arts plastiques », Porte Maillot. Cette sculpture pivotante est placée à l’extrémité d’une table. FIND ART DOCi