rigoureuse des ponts, des transatlantiques, des barrages dignes des Romains et aussi nous admirions les élégances des avions racés par les exigences des conditions naturelles de la vitesse : et qui promettaient des finesses de formes dignes de la Grèce. « Nous avons aujourd’hui nos Ponts du Gard, nous aurons aussi notre Parthénon, notre époque est mieux outillée que celle de Péri-clès pour réaliser l’idéal de perfection. » Le terme Purisme était-il bien choisi ? Tout mot existant suggère forcément quelque idée plus ou moins précise. Purisme, disait bien une de nos intentions: pureté — mais il ne disait trop que cela. Ce que nous entendions était précisé ainsi : « Nous employons le terme Purisme pour exprimer la caractéristique de l’esprit mo-derne, la recherche de toutes les efficiences: la science ne progresse qu’à force de rigueur. L’esprit actuel c’est une tendance à la rigueur, à la précision, à la meilleure utilisation des forces et des matières, au moindre déchet, en somme une tendance à la pureté. C’est aussi la définition de l’Art. » …« Plaçons par la pensée l’art le plus moderne… le cubisme.. dans cette atmosphère de science et d’industrie : le désaccord est frappant II y a comme changement de plan. Changeait-on de plan en passant de la ville à l’Acropole? Non. Parce que Phidias et Icti-nos étaient les artistes de leur temps. Le Cubiste n’est pas l’artiste représentant le nôtre. » Il ne s’agissait pas de se soumettre à l’époque, mais d’en être, de travailler avec et pour elle. Nous voulions que nos travaux soient de notre temps, mais nous ambitionnions natu-rellement aussi qu’ils puissent lui survivre. Il s’agissait de faire sortir de la peinture tous les impressionismes. « Depuis trop longtemps l’art s’attarde à exprimer les fugaces images de nos fugitives émotions… » Nous pensions que les divers impression-nismes produisaient des formes suggestives mais faibles et nous prônions un art de formes fortes: le purisme, fort parce que pur. Dans l’infini transitoire des choses. nous préconisions de choisir les phénomènes au moment où ils se montrent dans leur fonda-mentale et typique « invariance Le livre fut imprimé. Le soir du 9 novembre, vers six heures, ie sortis mettre à la poste !es lettres de publicité d’APRES LE CUBISME, je marchais gaiement: nos idées allaient s’en-voler dans Paris! A un crieur j’achetai l’Intransigeant : MORT DE GUILLAUME APOLLINAIRE! La guerre se terminait, une époque mourait, le leader de la dernière manifestation de son art disparaissait. Le cubisme entrait dans l’histoire avec la guerre. Notre petit livre fit sensation : il était le premier publié sur l’art en France depuis la fin de la guerre, et sans doute depuis son commencement — on avait maintenant envie d’autre chose que d’exaltations belliqueuses et d’excitations au combat. Dans APRES LE CUBISME était insérée une invitation à une Exposition Ozenfant et Jean-neret. Elle eut lieu dans une galerie improvisée pour la circonstance dans un local de la mai-son de couture Jove et baptisée Thomas. Cette manifestation était prématurée, le pu-risme n’était encore clair qu’en esprit. C’était du « proto-purisme », comme le critique Ray-nal le dit plus tard. Pourtant il y eut beaucoup de’ monde et la presse fut abondante, car l’exposition était, depuis 1914, la première à manifester une tendance nouvelle. LA FONDATION DE L’ESPRIT NOUVEAU. Afin de donner de l’ampleur à notre mouve-ment, j’avais proposé à Jeanneret de fonder une revue. Elle couvrirait l’ensemble des acti-vités supérieures et tenterait de les intégrer. Dès son origine j’avais refusé de limiter le purisme à une esthétique : je voulais qu’il fût, non pas une façon de faire, mais une façon de penser et de sentir, en somme une philosophie, un esprit: un ESPRIT NOUVEAU. Et ce fut le titre choisi pour la revue. Apol-linaire avait utilisé cette formule mais dans un sens différent, assez chargé de paradoxe — une sorte de jarrysme dadaïste. La revue commença à paraître en octobre 1920. Les trois premiers numéros portèrent un nom de directeur Paul Dermée. Poète et jour-naliste, nous l’avions chargé de faire la cui-sine de notre revue en suivant nos directives. Hélas! ce brave garçon s’était mis dans la tête d’en faire une revue Dada : nous l’élimi-nâmes; plus tard, car il avait de la générosité d’âme, il comprit le sens et la valeur de notre effort : l’ESPRIT NOUVEAU publia alors quel-ques-uns de ses écrits. A cette époque, le cubisme ne faisait déjà plus figure de mouvement d’extrême pointe, l’avant-garde c’était, simultanément, le néga-tif dada et le constructif purisme. Les architectes ressassaient de plus en plus bêtement le pires formules: on eût cru qu’ils s’amusaient à une sorte de jeu dada : ils pa-rodiaient innocemment les beaux vieux styles. Il n’y avait pratiquement plus d’architecture en France: seulement bâtisses et pastiches. Auguste Perret, Tony Garnier, Mallet-Stevens, à peu près seuls, faisaient campagne pour un renouveau basé sur une meilleure technique. Un ami, Henri-Pierre Roché, l’écrivain, connaissant mon intérêt pour l’architecture, m’avait rapporté d’Amérique des photographies de silos à grain, ces monumentaux édifices, alors parfaitement inconnus dans les milieux artistiques de France. Je fus saisi par leur majesté, certains ayant presque la taille et la puissance du temple de Louksor, et une admi-rable sobrité de formes : très puristes sans le vouloir. Ce n’était pas rceuvre d’artistes, mais d’in-génieurs anonymes : la fonction était haute-ment satisfaite par une excellente coopération des forces impliquées par l’équation : fonc-tions et construction ; il résultait de cette association de bonne grâce des formes satis-faisantes comme beaucoup de celles que la nature fait toute seule. Il y avait bien, par-ci, par-là, en couronnement de ces puissantes batteries de cylindres monumentaux comme des donjons, quelques frontons à la grecque: l’ingénieur ou quelque architecte traînant au-tour des tables à calcul, avait voulu « em-bellir: le pur travail du technicien — comme si on pouvait embellir un oeuf (Pceuf de Pâ-ques est un crime contre nature — et j’en veux à Miré de décorer de superbes galets). J’effaçai à la gouache ces excroissances et tout devint pur, ou plutôt le redevint.. Jeanneret — car il s’appelait encore ainsi jusqu’à cet instant historique — rédigea ce que nous en pensions, et l’on trouve déjà en ce court texte les caractéristiques de ses écrits: provocants, souvent emphatiques et d’une terminologie incertaine, mais puissam-ment intéressants et convaincants. Je voulais réserver mon vrai nom et le sien pour les articles sur la peinture et l’esthé-tique générale. — Je prends le nom de ma mère : Saugnier. Prenez celui de votre mère… — Impossible, elle est une Perret! comme Auguste ! — Allons bon! Alors prenez le nom d’un cousin… — Il y avait des Lecorbésier (ou Lecorbé-zier), ils sont tous morts.. — Bien, vous relèverez le nom, vous serez Le Corbusier, en deux sections, cela fera plus riche ! Ce pseudonyme de Charles-Edouard Jeanne-ret fut utilisé pour la première fois en oc-tobre 1920, page 95 du premier numéro de l’ESPRIT NOUVEAU, comme cosignature de notre article sur les silos à grains américains, signé Le Corbusier-Saugnier, pour signifier Jeanneret-Ozenfant. (Comme il était architecte de profession, j’avais suggéré que, pour les articles sur son art, il signe le premier.) J’avais apporté les illustrations, il avait ré-digé les commentaires. Les années passaient. L’ESPRIT NOUVEAU avait trois ans. Sa campagne optimiste en fa-veur de l’époque avait brillamment réussi : le purisme avait ajouté un maillon à l’histoire de l’art ; l’architecture moderne faisait main-tenant beaucoup parler d’elle. Le Corbusier était déjà fort connu pour ses théories. Nous avions payé notre grande dette à la machine et proposé des manières de s’en ser-vir mentalement et esthétiquement. L’ATELIER D’OZENFANT. A ce moment, quelques bribes sauvées de l’héritage de mon père me tombèrent. Comme j’avais depuis mes débuts rêvé de me bâtir un atelier selon mes besoins et mes goûts, je courus chez mon ami pour lui faire une belle surprise: lui commander la première maison de Le Corbusier! Je pensais ainsi res-serrer nos liens auxquels je tenais. J’aurais fort bien pu me passer d’architecte, comme je l’avais fait avant de le connaître pour des maisons de notre famille et comme je le fis souvent par la suite pour mes instal-lations personnelles. Depuis six années, Le Corbusier et moi pre-nions presque quotidiennement nos repas de compagnie, fréquemment au petit bistrot Le-gendre, en face de mon appartement de la rue Godot-de-Mauroy. C’était un local assez étroit, mais profond, à peu près quatre fois plus long que large et très haut en propor-tion : la moitié arrière était divisée dans. sa hauteur par une salle en balcon, ouverte devant comme les soupentes d’ateliers d’ar-tistes parisiens; on y accédait par un coli-maçon; le jour entrait par un grand vitrage qui tenait toute la façade. Le lieu nous plaisait, car sa disposition jouait de l’espace ingénieusement et agréable-ment: l’élévation du plafond principal don-nait de la liberté au regard et ceux, assez bas,’ de la galerie et de la partie du rez-de-chaus-sée, au-dessous, en faisaient des endroits plaisamment intimes; les longs axes ininter-rompus par des cloisonnement conféraient à ce modeste restaurant une certaine dignité. On s’y sentait bien. Nous pensions qu’une villa disposée sur un plan de principe ana-logue serait agréable. Le restaurant Legendre fut la graine de mon atelier, première maison signée Le Corbusier Jusqu’à cette époque, Le Corbusier n’avait que très peu construit, en tout trois immeu-bles: une petite maison de rapport, la villa de ses parents, un cinéma et la dernière mai-son en date — 1916 — celle de M. Anatole Schwob, à La Chaux-de-Fonds. Je l’avais visitée et j’en avais fait grand éloge dans « L’ESPRIT NOUVEAU de mars 1921, l’article fut signé d’un de mes pseudonymes: Julien Caron, un nom de ma famille. Ce fut le premier article jamais écrit sur Le Corbusier. C’était une bonne maison, mais une sorte d’hommage à Auguste Perret. La mienne n’al-lait guère lui ressembler! Que s’était-il passé? Le purisme. Je remis à Le Corbusier et à son cousin associé Pierre Jeanneret mes esquisses; ils les développèrent sans toucher aux principes. Je me serais contenté d’une maison fonction-nelle: ils me bâtirent une petite beauté. Je fut l’ingénieur, Pierre perfectionna le plan et les dispositifs techniques, Le Corbusier fut l’artiste. Rarement fonction et charme firent si bon ménage. Je tiens à l’honneur d’avoir découvert l’homme de valeur, Charles-Edouard Jeanneret, et d’avoir été le premier client de Le Cor-busier. AMEDEE OZENFANT. FIND ART DOC