Ozenfant et Le Corbusier, à la Tour Eiffel, le 26 juin 1923. Extraits des Mémoires d’Amédée OZENFANT 1917-1922 Hispano-Suiza. Conception Ozenfant. 1912. 14 LA RENCONTRE. Auguste Perret me répétait depuis longtemps qu’il voulait me faire connaître un jeune archi-tecte suisse, un de ses anciens dessinateurs: « C’est un curieux personnage, mais il vous intéressera. » En mai 1917, j’avais enfin rencontré Charles Edouard Jeanneret. Une nouvelle vie allait commencer pour lui et pour moi. Une sympathie, puis une amitié se déve-loppèrent : nous admirions l’un comme l’autre, les chefs-d’oeuvre de l’industrie moderne, et Jeanneret avait le sens des très belles choses de l’art, surtout anciennes, car il était encore tout à fait aveugle devant le Cubisme qui lui faisait hausser les épaules; je l’initiai et il changea bientôt d’avis, je crois, très sincè-rement. Je reçus de lui une longue lettre émouvante dont voici quelque lignes: …« Tout est confusion en moi depuis que je me remets à dessiner. Des afflux de sang jettent mes doigts dans l’arbitraire, mon esprit ne commande plus… …« J’ai la discipline dans mes affaires, je ne l’ai ni dans mon coeur, ni dans mes idées. J’ai trop laissé vivre en moi l’habitude de l’impulsion. « Dans mon désarroi j’évoque votre tranquille, nerveuse, claire volonté. Il me semble qu’un gouffre d’âge nous différencie. Je me sens au seuil de l’étude, vous en êtes aux réalisations. « Je vois derrière moi le papillottement de milliers d’intentions, de sensations violentes. successives, et toujours je me disais : un jour je bâtirai. Ces jours venus je suis comme un pauvre maçon au fond de la fouille, sans plan… » Paris, 9 juin 1918. Je l’invitais à venir passer quelques jours avec nous. Au début de septembre, je l’attendis à la gare de Bordeaux pour prendre ensemble le train d’Andernos, où nous passions les week-ends. Je lus à mon nouvel ami mes notes sur le purisme, lui proposai de mettre en commun nos idées et nos amis, et de signer ensemble nos écrits, d’exposer collectivement. Il accepta sous une condition : contraire-ment à l’usage de l’ordre alphabétique que je proposais, il voulait que nous signions Ozen-fant et Jeanneret, puisque j’étais le promoteur, que j’avais déjà manifesté en peinture et dans la presse, et qu’il était un nouvel émigrant de Suisse absolument inconnu. D’ailleurs il ne voulait entrer dans la peinture que discrè-tement afin de ne pas risquer de compromettre sa carrière d’architecte, la peinture étant dans l’esprit des clients une activité beaucoup moins sérieuse que celle de bâtisseur. Sous le grand soleil d’été, protégés par un journal, « La Petite Gironde », plié en chapeau de gendarme, nous nous assîmes côte à côte devant la vieille petite église toute blanche du village d’Andernos, au bord des eaux étales du très puriste bassin d’Arcachon — où j’avais fait mes études au début du siècle. Nos deux dessins se ressemblèrent comme deux jumeaux, surtout parce qu’alors Jeanneret ne voyait que par moi et mes yeux. Nous étions heureux de cette jeune cama-raderie; on n’était plus seul, mais deux, pour travailler et pour lutter. Les Allemands commençèrent leur repli, la capitale était maintenant hors de portée des gros canons, les gens rentraient, nous revînmes à Paris, car il redevenait possible d’y gagner sa vie. Je traversais une crise de dicgénisme : un besoin presque angoissant de recommence-ment, d’essentiel, même de dépouillement; cette obsession était pour quelque chose dans mon rêve puriste. Le séjour dans la cabane de Paimboeuf m’avait appris qu’on peut vivre et bien tra-vailler avec presque rien autour de soi. Dans mon atelier de la rue des Vignes je fis deux tas: d’un côté le beau mobilier ancien acheté chez les antiquaires de Saint-Pétersbourg ou de Paris, tous les accessoires luxueux : vais-selle de Wedgwood et coetera, tout cela partit pour l’Hôtel Drouot. Je ne gardai que le divan• lit, six chaises en bois courbé Thonet d’origine 1840, la belle table ronde en plein acajou de grand’mère, un chevalet, quelques assiettes et casseroles, mes livres de chevet. Une quan-tité de tableaux furent brûlés. Je me sentis le coeur plus léger, le corps libre d’aller où il me chanterait, sans chaînes attachées aux choses. Je quittai Passy et déménageai rue Godot-de-Mauroy, au centre le plus intense de Paris, près de la Madeleine. Il paraît que mon nou-el appartement était un reste de celui que Stendhal avait habité vers 1836. Il y avait de grosses corniches de staff où des lézards se contorsionnaient douloureuse-ment parmi des fleurs et des nouilles; je fis gratter ces sottises et passer l’appartement du haut en bas au blanc à plafond. Ce fut l’une des premières manifestations de cette épu-ration de l’architecture par le vide, que je pro-posais de baptiser Période du Vacuum-cleaning. Les affaires commerciales de Jeanneret étaient peu satisfaisantes et il n’avait reçu aucune commande d’architecture depuis celle de la maison Schwob, finie en 1916. et nous étions en 1918. Je l’engageai à peindre pour mettre en action ses grands dons plastiques qui chômaient. Jamais il n’avait été peintre (comme on l’écrit parfois), il avait rapporté de ses voyages d’intéressants croquis, et il s’était amusé à faire quelques gouaches humoristiques, cari-caturales, un peu viennoises, extrêmement ba-roques, de préférence des scènes de lupanars avec de grosses mouquères — qui ne faisaient guère prévoir le Purisme. Je lui enseignais mes méthodes de peinture, lui confiais mes idées, et, dans ma chambre-atelier de la rue Godot-de-Mauroy, nous pei-gnîmes quotidiennement côte à côte. La signature de ses tableaux se mit à res-sembler tout à fait à la mienne, elle, inva-riable depuis mes débuts. Ce tut vraiment du travail collectif : je donnais le son, il était l’écho qui parfois le renforçait. • APRES LE CUBISME ». Le soir, tantôt chez lui, tantôt chez moi, nous nous réunissions pour rédiger « Après le Cubisme », en organisant mes notes de Paim-boeuf et d’Andernos augmentées du résultat de nos discussions à la recherche des moyens de réaiguiller l’art sur l’époque: lui l’architec-lure, moi la peinture. Jeanneret apportait ses juste révoltes contre la décadence de son art. Nous tirions des leçons des belles choses de ia technique industrielle chère à son maître Auguste Perret et à moi-même, surtout depuis ma familiarité avec les machines de vitesse. Il s’épanchait en diatribes contre l’art déco-ratif tombé à un degré surprenant de niai-serie; il me fit lire les articles précurseurs écrits au début du siècle par le Viennois Loos, que nous publiâmes en 1920 dans • L’ESPRIT NOUVEAU » n » 2. « APRES LE CUBISME » commençait par une citation de Voltaire : • La décadence est produite ea4 la facilité de faire et par la paresse de bieriefaire, par la satiété du beau et par le goût du bizarre. Ce qui était une flèche adressée aux cher-cheurs de scandales faciles, et certains cubiste et dadaïstes qui tentant d’être origi-naux en faisant gros abus de l’insolite, consi-déré comme le signe nécessaire de toute modernité. Et nous étions joyeux de vivre « une épo-que magnifique, trop peu comprise, souvent incomprise, surtout combattue par les artistes qui devraient au contraire, y raciner leur art. » Je voyais le Cubisme assis du bout des fesses sur un petit strapontin, to temps qui allait grand train. Nous nous excitions sur les « g nances » des usines nouvelles