Les Perret furent ensuite pour moi les fouets. Ces hommes de force me châtièrent : ils me dirent, par leurs oeuvres, et parfois, dans des discussions : « Vous ne savez rien >. Je soupçonnai, par l’étude du Roman, que l’architecture n’était pas une affaire d’eurythmie des formes mais… autre chose… quoi ? je ne le savais pas encore bien. Et j’étudiai la mécanique, puis la statique ; oh ce que j’ai transpiré là-dessus pendant tout l’été. Combien de fois me suis-je trompé, et aujourd’hui, avec colère, je constate les creux dont est formée ma science d’architecte moderne. Avec rage et joie, parce que je sais enfin que là est le bon, j’étudie les forces de la matière. C’est ardu, mais c’est beau, ces mathématiques, si logiques, si parfaites !… Magne a repris un cours de la Renaissance italienne, et par la négation, là encore j’attends ce qu’est l’architecture. Boennelwald a repris un cours d’architecture romane, gothique et là éclate ce qu’est l’architecture. Sur le chantier des Perret, je vois ce qu’est le béton, les formes révolutionnaires qu’il exige. Ces huit mois de Paris me crient : logique, vérité, honnêteté, arrière le rêve vers les arts passés. Les yeux hauts, en avant! « Mot pour mot, de toute la valeur des mots. Paris me dit : « Brûle ce que tu as aimé, et adore ce que tu brûlais ». Vous, Grasset, Sauvage, Jourdain, Paquet et autres, vous êtes des menteurs, Grasset, modèle de vérité, menteur, parce que vous ne savez pas ce qui en est de l’architecture — mais vous autres, archi-tectes tous, menteurs, oui et en plus conards. L’architecte doit être un homme au cerveau logique ; ennemi, parce que devant s’en méfier, de l’amour de l’effet plastique; homme de science et autant de coeur, artiste et savant. Je le sais, et personne de vous ne me l’a dit : les ancêtres savent parler à qui veut les consulter. L’architecture égyptienne a été telle, parce que la religion était telle et que les matériaux étaient tels. Religion de mystère, appareil en plate-bandes, temple égyptien. L’architecture gothique a été telle, parce que la religion était telle, et que les matériaux étaient tels. Religion d’expansion, et matériaux petits, la cathédrale. Comme conclusion aux lignes précédentes. Si on emploie la plate-bande, on fera le temple égyptien, ou grec ou mexicain. Si le petit matériau s’impose, la cathédrale s’impose et les six siècles qui ont suivi la cathédrale prouvent que hors de cela on ne peut rien faire. On parle d’un art de demain. Cet art sera. Parce que l’humanité a changé sa manière de vivre, sa façon de penser. Le programme est nouveau. Il est nouveau dans un cadre nouveau : on peut parler d’un art à venir, parce que ce cadre, c’est le fer, et que le fer est moyen nouveau. L’aurore de cet art devient éblouissante parce que du fer, matériau sujet à la destruction, on a fait du béton armé, création inouïe dans ses résultats et qui, dans l’histoire des peuples par leurs monuments, marquera un jalon de hardiesse. Mercredi matin 25 novembre. Je veux continuer cette vie d’étude, de travail et de lutte encore longtemps, vie heureuse, vie de jeune homme. A Paris et dans des voyages, jusqu’à ce que je sache assez. Je le veux, car je sens le bien. Je ne serai plus d’accord avec vous si des choses ne changent. Je ne pourrais pas être d’accord. Vous voulez, de jeunes hommes de 20 ans, faire des hommes épanouis, actifs, exécutants (qui exécutent et endossent vis-à-vis de leurs successeurs des responsabilités). Car vous, vous sentant dans la pleine force féconde vous croyez la voir, déjà acquise chez des jeunes gens. Cette force y est ; mais à développer dans le sens où, inconsciemment — puisque aujourd’hui vous semblez renier votre vie de jeunesse — vous la développâtes à Paris et dans vos voyages, dans votre solitude des premières années de la Chaux-de-Fonds. Des élèves du cours, vous faites des hommes déjà — par leurs travaux — des orgueilleux, des victorieux. Il faut qu’à 20 ans on soit modeste. L’orgueil se puise au fond même de leur vie actuelle. Ils couvrent des murs de belles couleurs et croient ne savoir faire que de la beauté. Peut-être leur beauté est-elle misérablement fausse; elle est factice. Beauté de surface. Nécessairement beauté de hasard : pour oeuvrer il faut savoir. Les élèves du cours ne savent pas, puisqu’ils n’ont pas encore appris. Ils sont noyés dans leur concept prématuré. Ils n’ont point eu de douleur, point eu de tribulations : sans tribulations on ne fait pas de l’art : l’art est le cri d’un coeur vivant. Leur coeur n’a jamais vécu, car ils ne savent pas encore qu’ils ont un coeur. Et moi, je dis : tout ce petit succès est prématuré; la ruine est proche. On ne bâtit pas sur le sable. Le mouvement est parti trop tôt. Vos soldats sont des fantômes. Quand la lutte sera là, vous resterez tout seul. Car vos soldats sont des fantômes puisqu’ils ne savent pas qu’ils existent — pourquoi ils • existent — comment ils existent. Vos soldats n’ont jamais pensé. L’art de demain sera un art de pensée : Le concept haut et en avant ! Vous seul voyez en avant. Eux voient au hasard — heureux hasard Parfois — ils tâtonnent et succomberont de suite. Vous qui tenez la force, vous avez su ce que c’était que se connaître soi-même; vous avez su ce qu’il en coûtait… de douleur et de cris de rage, et d’explosions d’enthousiasme. Et vous dites : j’ai souffert, je leur ai préparé le chemin : qu’ils vivent ! Tel un arbre sur rocher aride a mis 20 ans à pousser ses racines et qui, généreux, dit : « J’ai eu la lutte. Que mes rejetons récoltent ! Il fait tomber ses graines sur les quelques plaques d’humus qui marbrent !e rocher, que lui-même — encore — a formées de ses feuilles mortes, de sa douleur. Le rocher se chauffe au soleil, la graine éclôt ; elle pousse ses petites racines, avec quelle vivacité ! Quelle joie pour pointer ses petites feuilles vers le ciel !… mais le soleil chauffe le rocher; la plante regarde autour d’elle avec angoisse : elle sent l’étourdissement de la chaleur trop intense ; elle veut lancer ses radicelles vers son grand protecteur. Mais lui a mis 20 ans pour enfoncer — avec lutte ses membres à travers les fissures de la pierre; ses membres remplissent les fissures si minces. D’angoisse, la petite plante accuse l’arbre qui la créa. Elle le maudit et meurt. Elle meurt de n’avoir pas vécu par elle-même. Voilà ce que je vois au pays. De là mon angoisse. Je dis : créer à 20 ans et oser continuer à vouloir créer : aberration, erreur, aveu-glement prodigieux, orgueil inouï. Vouloir chanter quand on n’a pas encore de poumons ! Dans quelle ignorance de son être faut-il être plongé? La parabole de l’arbre me fait peur… pour l’arbre qui se prépare la souffrance. Car vous êtes un être si plein d’amour, que votre coeur sera endeuillé de voir la vie ardente — celle qu’on doit atteindre pour pouvoir se battre avec elle — venir comme un cyclone brûler les petites plantes qui orgueilleusement, de joie, pointaient leur tête vers le ciel. Comment reverrai-je les amis? Je ne suis pas noble comme Perrin pour pouvoir me donner à eux. Je souffrirais trop — d’étouffement — et je fuirais. J’ai déjà souffert de mon sentiment si intense de solidari-sation (depuis mon départ), avec deux ou trois et j’ai fui. Ma lutte contre vous, mon maître que j’aime, sera contre cette erreur ; ébloui, subjugué par votre propre force, qui est extraordinaire, vous croyez partout voir des forces analogues. Vous croyez voir, à l’ancien hôpital, un foyer jeune, ardent, enthousiaste : c’est un foyer mûr déjà, victorieux déjà : c’est le vôtre qui est quand vous y êtes et que vous le regardez flamber. Moi, je n’ose conclure, car je suis trop jeune pour vouloir voir juste plus loin. Mais jusque-là je vois. Car je n’ai parlé que de ce que j’ai vécu. Ma lutte contre les amis sera la lutte contre leur ignorance; non que je sache quelque chose, mais parce que je sais que je ne sais rien. Je ne pourrais vivre avec eux car toujours ils me blesseront, ils m’enrayeraient car je veux voir haut et en avant. En moi je serai meurtri, puisque je les aime, d’amitié sévère. Lè rêve de « solidarisation « qui s’écroule, voilà ce que je vois depuis quelques temps, ce qui a déjà commencé. Deux ou trois sont morts, de ceux qu’on croyait — pour nous — les plus vivaces : ils ne suent pas ce que c’est que l’Art : amour intense de son moi ; on va le chercher dans la retraite et la solitude, ce « moi « divin qui peut être un moi terrestre quand on le force — par la lutte — à le devenir. Ce moi parle alors, il parle des choses profondes de l’Etre : l’art naît et, fugace, il jaillit. C’est dans la solitude que l’on se bat avec son moi, que l’on se châtie et qu’on se fouette. Il faut que les amis de là-bas cherchent la solitude. …Où ? Comment ? Mercredi soir. J’ai beaucoup tardé à vous écrire. L’aurais-je voulu, je n’aurais pu plutôt, j’en avais des remords car je sentais que vous deviez être inquiet de ce silence. J’ai tant à faire, que je n’ai plus une minute à moi. Je souhaite un peu de tranquilité, mais seul l’été me l’appor-tera, avec la cessation des cours. Ne doutez jamais de moi. Je vous suis trop attaché pour vous oublier un seul jour. Je suis trop épris de votre belle oeuvre pour ne pas faire autre chose que désirer de toutes mes forces, que, nous, en qui vous avez placé votre confiance. nous soyons dignes de la tâche, et prêts à l’heure décisive. Je vous dis un court au revoir, puisque bientôt, j’aurai la joie de pouvoir vous parler, je signe. Votre élève très affectionné, Ch. E. JEANNERET. P.S. — A Mme L’Eplattenier, mes meilleures salutations, s’il vous plaît. Important. — Ose ai-je vous demander de me renvoyer au plus vite tous mes dessins d’Italie; j’en ai besoin pour une affaire qt, pourrait m’être d’une belle utilité. C’est pour la semaine prochain qu’il me les faut. FIND ART DOC