cette révolte de l’art à l’état brut contre le carcan de la méthode furent reniés, abandonnés, oubliés, réduits au silence définitivement par Le Corbusier lui-même. Avoir trouvé la vérité, et l’avoir refusée, tel semble être, en définitive, le passage le plus tragique du destin de cet homme… La juxtaposition, la répétition monotone et obsessionnelle de l’unité d’habitation ne correspond qu’à une désintégra-tion urbaine : refusant l’agglomération, elle détruit la notion même de ville pour tenter plutôt l’occupation continue du territoire. Tous les éléments sont en place pour que la théorie subisse la suprême injure. Reprise par les autres, sans la présence de la magnifi-cation due au talent de Le Corbusier, elle devient grand ensemble : proposition d’avant-garde, mais dans l’optique d’un fallacieux prétexte social ; progrès, certes, dans la conception de l’organisation et de la prévision, mais appau-vrissement architectural si grave que, par dégénérescence de la vie de l’individu, il frise le crime collectif par incapacité ou légèreté. Cependant financiers, bureaux d’études et plani-ficateurs tiennent une méthodologie, et espèrent l’appliquer pendant cinquante ans avec certitude et bonne conscience. Comment a-t-on pu en arriver, de conséquence en consé-quence, à une telle indigence ? Le fait que l’urbanisme de Le Corbusier ne correspond pas à une véritable pensée visionnaire en est la raison certaine. Sa pensée procède, en effet, par « réaction » et non par « action ». Face à l’esprit de fixation des hommes de son temps, face à la mise en circulation par l’industrie des objets de grande consommation, Le Corbusier a pris le contrepied de l’attitude des uns et entériné le futur immédiat de l’autre. Ce faisant, il n’a pas fait oeuvre de création, il n’a que devancé des événements qui, issus d’une économie de guerre, se dessinaient ipso facto, anarchiquement, par création spontanée et incontrôlée. Il a préparé !es formes destinées à les recevoir, il n’a jamais cherché à en orienter le développement, à en tirer les facteurs, à hiérarchiser, à faire oeuvre de choix. Dans un enthousiasme sans inquiétude caractéristique des intellectuels de son temps, il a aidé à se matérialiser sans aucune discrimination toutes les possibilités de son époque. Le choix, la chose la plus essentielle pour un homme en tant que théoricien, ii a refusé de le faire, peut-être même n’a-t-il pas su le faire. Cependant comme artiste, plus conscient, plus engagé, plus sensible, il a eu, au contraire, la prémonition de ce que l’architecture pouvait apporter de richesse de vie, de sau-vegarde de l’individu, de préservation de son autonomie. La contradiction chez Le Corbusier est au stade fonda-mental : devant le siècle, il n’est pas acteur, il est spectateur, puisqu’il déduit sa pensée des événements ; dans sa démar-che d’artiste, au contraire, il est libre. Dans cette vie extraordinaire, contradictoire, faite de luttes intérieures difficiles et de combats déprimants contre l’exté-rieur, le créateur surgit et ponctue le déroulement de son oeuvre de moments extraordinaires. Le plus prémonitoire est le projet d’urbanisation d’Alger. IV. LA PRÉMONITION Placé devant un site exceptionnel, devant un paysage, l’artiste réagit en dehors de toute discipline doctrinale. Le fait architectural qui est à découvrir se trouve déjà en situa-tion : mer, relief, caractère, couleurs conduisent la création, suscitent les formes, particularisent la pensée. La proposition urbanistique d’organisation des volumes bâtis n’est plus systématique et préalable ; elle est l’expres-sion de la recherche d’un accord avec le site. Cet accord se réalise à parts égales entre architecture et nature, l’architec ture devient un relief architectural dont l’expression organi-que est confrontée à celle du paysage. Les dimensions du « construit » sont équivalentes ou supérieures à celles du « naturel ». A Alger se fait jour la notion d’un passage à « la plus grande dimension » qui représente la première condition nécessaire à la résolution de problèmes d’urbanisme contem-porains. Cette dimension architecturale, au moins égale sinon dominante vis-à-vis de celle du cadre naturel, permettra de combattre à la fois les deux soucis majeurs de notre épo-que : l’isolement de l’homme au sein des habitations collec-tives et la destruction des sites. A Alger, Le Corbusier avait trouvé sa réponse à la conur-bation. Dans les projets pour l’Amérique du Sud, la même volonté s’était manifestée : parvenir à la réalisation de véritables reliefs artificiels étreignant le site ; ces propositions mar-quent le sommet des recherches d’urbanisme chez Le Corbusier ; dans leur démarche, elles s’apparentent d’ailleurs davantage à des solutions architecturales concrètes et ne sont plus les abstraites et dogmatiques répartitions urbaines que nous connaissons. C’est sans doute la raison même pour laquelle ces projets prémonitoires ont été classés par les contemporains dans le domaine de l’utopie. La solution de la dernière chance, ce sursaut libérateur du lyrisme, cette résurgence romantique, cette révolte de l’art à l’état brut contre le carcan de la méthode furent reniés, abandonnés, oubliés, réduits au silence définitivement par Le Corbusier lui-même. Avoir trouvé la vérité, et l’avoir refusée, tel semble être, en définitive, le passage le plus tragique du destin de cet homme. En urbanisme, l’intellectuel a fait taire l’artiste. En archi-tecture, au contraire, l’artiste a pu mener son combat per-sonnel. L’un et l’autre, sauf à Alger, ne se sont jamais rejoints. L’oeuvre de l’architecte, bien qu’appartenant depuis long-temps déjà au passé, bien que très contestable dans les derniers travaux, demeure. Elle permettra longtemps à de jeunes architectes de prendre leur départ dans l’exercice de leur art sur les bases des relations de maître à disciple. Mais les pamphlets, les écrits sur l’urbanisme, lorsqu’on se borne à l’analyse du contenu et lorsqu’on refuse d’être dominé par le caractère et le courage de l’homme, doivent quitter notre mémoire car ils ne nous concernent plus. Au sujet de cette théorie déduite d’une époque qui n’est plus la nôtre, sur cette solution non imaginative, on ne peut que se réjouir du fait que les circonstances n’en ont pas permis la réalisation systématique. De la même façon, la théorie géné-rale d’aménagement du territoire suivant « les trois établisse-ments humains » ne résiste pas plus à l’analyse critique. Déjà la notion du radioconcentrisme des métropoles disparaît et n’est plus défendue par personne. Déjà la répartition linéaire des industries le long des voies de communications, dont les premières propositions remontent à 1880, n’est plus qu’anachronisme. Un nouveau monde se dessine, des villes nouvelles attendent de nouvelles structures. Il leur faut des architectes libérés de tout fétichisme. L’histoire est passée sur la vie de Le Corbusier. En reste-ront, sur terre, les oeuvres de l’architecte, seuls témoignages archéologiques de l’architecture de toute une époque et, dans nos mémoires, la figure d’un « homme Mais le Le Corbusier ne pourra plus être le guide unique et incontesté des jeunes architectes pour la création ri,, monde de leur temps. Claude Parent et Patrice Goule FIND ART DOC