LE CORBUSIER Ce numéro spécial dédié à Le Corbusier est le troisième dont l’ « Architecture d’Aujourd’hui » assure la réalisation. Le grand architecte disparu avait pour habitude, voire pour exigence, de tout organiser lui-même lorsqu’il s’agissait de présenter son oeuvre, ses projets, ses intentions. Il préparait la mise en page et exigeait la conformité totale dans l’édition. Tous les collaborateurs responsables de cet ouvrage ont compris l’importance de l’hommage rendu par une grande Revue à une des personnalités les plus fortes et les plus originales de ce temps, peu après sa brutale disparition. Le concours i de tous ses amis ne leur a pas fait défaut et ils auraient aimé que Le Corbusier approuve une publication dont il n’a pas eu l’initiative. Il n’acceptait pas aisément la pensée des autres et c’est pourquoi nous avons tous essayé de respecter très stricte-ment la vérité historique. Je dois sans doute à Le Corbusier mon amour de l’architecture. Dès sa parution, j’eus la chance de me procurer « L’Esprit Nouveau ». La plupart des idées émises me bouleversaient parce qu’elles secouaient brutalement un monde endormi dans un milieu décadent et parfois ridicule. Dès 1920, jeune ingénieur, j’eus la curiosité de connaître Le Corbusier et je lui demandais même un article pour une revue destinée aux anciens élèves de mon école. Le Corbusier ne se fit pas prier, mais la Société des anciens élèves ne l’entendait pas ainsi et la revue ne parut jamais. Il me fallut attendre encore dix ans avant de pouvoir publier le premier numéro de « L’Architecture d’Aujourd’hui » avec des ressources précaires. Mais je pris peu après le risque de présenter Salle Pleyel à Paris, un court métrage sur une oeuvre de Le Corbusier (la maison de M. de Besteigui sur le toit d’un immeuble avenue des Champs-Elysées), au cours d’une soirée mémorable. Le Corbusier devait prendre la parole devant un auditoire de 3 000 personnes, solidement préparé, hélas, par des maîtres et des élèves inconscients de l’Ecole des Beaux Arts : Le Corbusier fut hué et quitta la salle. Quelques années plus tard, je publiais l’un de ses plus importants ouvrages, « La Ville Radieuse ». Ce volume fut froidement accueilli. Une année avant la guerre, Le Corbusier me pria de publier un autre ouvrage avec un titre suggestif, mais peu appro• prié en raison de la très grave situation internationale. « Des Canons, des Munitions. Non, merci ! Des logis s.v.p. » Le volume sortit en 1939. Les canons étaient plus urgents que les logis et les volumes s’empilèrent en attendant des jours meilleurs. Des années s’étaient écoulées, Le Corbusier avait peu construit, mais ses amis et ses admirateurs étaient plus nom. breux. Ses disciples s’organisaient pour défendre sa cause, devenue la leur. Dès la fin de la dernière guerre on apprit, non sans surprise, qu’une équipe de jeunes architectes brésiliens, mettant à profit ses conseils, avait édifié, dès 1940, un vaste ministère à Rio. Le Corbusier n’avait jamais encore réalisé d’oeuvre aussi importante. Les Brésiliens, auteurs du projet, se nommaient L. Costa, A.E. Reidy, O. Niemeyer, C. Leao, J. Moreira, E. Vasconcelos, La France confia enfin une commande à Le Corbusier : l’Unité d’habitation de Marseille, qui fit scandale et doni l’achèvement faillit être compromis. La franchise des propos de Le Corbusier et son intransigeance l’écartèrent de la construction du Siège de l’ONU et subsidiairement de l’UNESCO. En 1948, « l’Architecture d’Aujourd’hui » consacrait un deuxième numéro spécial à son oeuvre. Cette publication déclencha une nouvelle campagne d’hostilité. Sous le couvert de l’Ordre des Architectes et sur papier à en-tête de cet organisme, quatre membres du Comité de la Revue démissionnaient collectivement : Auguste Perret, Expert, Mathon ei Roux-Spitz. Cette bizarre initiative due à ce dernier était accompagnée de quelques lettres de désabonnement. Mais, de< le numéro suivant, on pouvait lire quelques noms nouveaux dans le Comité de « L'Architecture d'Aujourd'hui » : Frank Lloyd Wright, Alvar Aalto, Walter Gropius, etc. L'Ordre des Architectes avait fait un faux pas. Ce n'était pas son rôle d'intervenir dans des problèmes pour lequel n'avait pas été créé. Il était trop tard pour empêcher Le Corbusier de parvenir rapidement au faîte de la gloire. Mes rapports personnels se refroidirent peu après avec Le Corbusier. Comme la plupart des artistes, il était magnifi quement égocentriste et n'admettait pas que d'autres abordent très ouvertement les mêmes problèmes. Il ne supportait pa, la contradiction et se croyait seul capable d'apporter la solution à cette question non encore résolue, celle des relation: entre les arts plastiques contemporains. La manière dont il abordait la synthèse des Arts Majeurs n'était pas forcément meilleure, ni la seule. Persuadé que l'initiative m'était personnelle, il ne me pardonna pas la création du Groupe Espace (Association d'Architectes et de Plasticiens). C'était inexact, mais il avait la rancune tenace et je n'ai jamais réussi à k détromper. Malgré tout, je continuais à admirer un travail génial auquel nous devons sans doute le meilleur de la création archi tecturale contemporaine. Et je ne réagis pas quand, dans une publication étrangère, il opposait le Plan Voisin à la solutior dénommée « Paris-Parallèle » pour la Région parisienne. Le Plan Voisin n'avait plus qu'une valeur d'histoire. Il est sans doute trop tôt pour établir avec justice le bilan de l'oeuvre de Le Corbusier. Le numéro que l'équipe d( L'Architecture d'Aujourd'hui » livre à ses lecteurs ne constitue pas qu'un simple témoignage d'admiration. Le Corbusie méritait mieux que des appréciations sans esprit critique. André BLOC