Enfin, il est un aspect des travaux de ce peintre dont il convient de dire quelques mots : c’est le souci de la spatialité qu’il manifeste dans chacune de ses toiles. Sur un fond quelquefois barré comme par un horizon, jouent dans leurs décrochements, leurs avancées, leurs effets de superposition ces fragments empruntés à une réalité dont le peintre répudie la médiocrité prévisible : ces rires, ces regards, ces objets, ces portions de personnages, ces ustensiles, ces véhicules par-ticipent, dans une sorte de flottement, à l’imagerie d’un monde dont nous pouvons subir servilement l’emprise, ou que nous avons le droit de recomposer à la démesure de notre délire, de notre plaisir, ou de notre volonté créatrice. Klasen appartient visiblement non pas à la race des passifs de la théorie de l’environnement, mais à celle des créateurs d’un espace ouvert et d’une symbolique originale, où les épaves du réel, comme des lambeaux de conscience, comme les images d’un mauvais rêve, comme des souvenirs parcellaires, viennent tourner autour de nous, papillons déroutés de notre imagination, feuilles d’au-tomne de notre solitude. G. G.-T. Les dessins de Lebenstein par Gérald Gassiot-Talabot. Au cours de sa dernière exposition à la galerie Lacloche, Leben-stein a révélé par étapes successives, du rez-de-chaussée au premier étage et jusque dans les salles reculées de la galerie, différents aspects de son oeuvre récente. L’une des originalités de sa démarche actuelle, qui lui a valu la curiosité et l’intérêt de certains, mais éga-lement la désapprobation des critiques engoncés dans les préjugés du style, réside, on le sait, dans les juxtapositions de manières très diffé-rentes. Certaines de ses toiles procèdent, en effet, directement du tellurisme des figures axiales, d’autres organisent des volumes en recourant au modelé et à une figuration très explicite. Dans cet ensemble, les dessins, qui occupent une place importante du carnet intime », — c’est-à-dire des oeuvres les plus révélatrices de la psycho-logie du peintre, exposées un peu en retrait, — constituent à eux seuls un résumé de l’évolution récente de l’ceuvre. Un certain nombre d’entre eux explorent les thèmes des figures axiales avec une acuité, une précision, une crudité que le graphisme aigu de Lebenstein per-met d’exalter. En effet, ce que la somptuosité de la pâte apportait de luxuriance et d’adoucissement, disparaît ici sous une pointe impi-toyable; celle-ci souligne, ainsi que dans une dissection au scalpe!. les rapports anatomiques, les particularités organiques de ces étranges entités qui doivent beaucoup plus à l’imagination de l’artiste qu’à la vérité naturaliste. S’il pouvait y avoir encore un doute à ce sujet, les dernières productions de Lebenstein le dissiperaient car le bes-tiaire abominable qu’il a mis au jour n’a que des analogies globales avec l’animalité des âges primitifs. La bête y est traitée dans une massivité symbolique, soumise qu’elle est à d’étranges métamor-phoses, à des grossissements ou à des raccourcissements qui expri-ment surtout l’idée d’une brutalité à la fois conquérante et vaincue. C’est, en effet, à un étrange affrontement que se livre Lebenstein : la femme d’une part, la bête d’autre part, participent à des jeux dont l’érotisme et la mort sont les moindres effets. Mais si le Minotaure s’accouple avec la femme en l’écrasant de ses sabots, s’il la soumet à d’étranges pratiques sexuelles, si l’on voit une hideuse créature mi-rat, mi-taupe, grimper sur le dos de l’écrivain pour l’opprimer, c’est à la fin la bête, dans son innocence originelle, qui se trouve lésée par l’homme. D’ailleurs une frontière très indécise sépare dans l’univers de Lebenstein la forme humaine de la forme animale, et l’on sent très bien que dans ces corps à corps incessants, une osmose s’établit entre les deux règnes et qu’une ambiguïté épaisse et menaçante, tra-versée de voluptés cruelles, règne sur ce monde indécis où les clés anglaises ont des becs d’oiseaux, où des moignons infâmes ont des grâces de petite fille, où le symbolisme sexuel se loge à des endroits pour le moins imprévus. L’art de Lebenstein est un art de synthèse; il ramasse, avec une force un peu obtuse, les attributs de ses per-sonnages et en tire d’effrayartes conclusions. On ne peut penser de commerce plus naturel avec les monstres. L’artiste, qui nous a ouvert les portes de son cabinet secret nous révèle avec ses dessins le processus même de cette opération de libération mentale. Echappant à l’écran des représentations symboliques, les sphinx hagards, les taureaux hallucinés, les rats voraces, les dinosaures squelettiques parcourent en tous sens la chambre-aux-vices, le dépositoire aux abo-minations. Ils nous adressent la question muette de leurs yeux glau-ques, se livrent sans pudeur à leurs petits jeux obscènes, et nous laissent nous-mêmes un peu éberlués, un peu contaminés, en proie à cette nausée indéfinissable que Lebenstein sait si bien distiller. Rare-ment parmi les jeunes artistes (n’oublions pas que Lebenstein a été révélé par la première biennale de Paris) un peintre est parvenu avec une telle évidence, avec une telle tranquillité à nous imposer un tel faisceau d’obsessions et de chimères, un tel échantillonnage de formes imaginaires dont il nous persuade aisément qu’elles se réfèrent à des vérités mentales et morales plus réelles, plus quotidiennes et plus familières que bien des objets et des formes apprivoisées. G. G.-T. Galerie Lacloche. —141/4 • Photos Robert G. Lurie.