Les cruautés de Peter Klasen par Gérald Gassiot-Talabot. En 1956 et 1957, Peter Klasen, né à Lübeck en 1935, faisait du tachisme obligatoire. Il suivait les cours de l’école des Beaux-Arts de Berlin où ses maîtres avaient codifié et dogmatisé le mouvement lyrique et tellurique de la peinture abstraite, celui-là même qui avait constitué quelques années plus tôt une explosion de révolte et de libération contre le formalisme géométrique. Il faut que les gens de ma génération se pénètrent bien de cette évidence: ce que nous avons vécu comme l’extrême manifestation de l’indépendance pictu-rale, comme un renversement esthétique sans précédent, comme le bouleversement même de notre vision du monde et des conditions de la création plastique, a été ressenti, par certains jeunes peintres, arrivés à leur majorité dans les dernières années cinquante, à la manière d’un carcan insupportable. C’est évidemment l’une des déri-sions de l’enseignement de l’art, en Amérique comme en Europe, qu’il n’ait rien appris des révoltes successives qui ont jalonné son histoire. et qu’il s’en tienne à des méthodes rapetissantes, propres à scléroser ce qui était la liberté même. Mais nous ne faisons pas ici le procès de l’enseignement artistique, si enseignement il y a, d’abord parce qu’il est un épiphénomène qui ne peut expliquer les mutations pro-fondes qui s’opèrent sous nos yeux, ensuite parce que sa seule utilité incontestable est sans doute précisément de provoquer des réactions, des refus et des contradictions. En tous les cas par un réflexe pro-fond, Klasen s’est raccroché, dès qu’il a pu peindre avec quelque autonomie, à un contexte réaliste fondé sur la réintégration de l’objet. Entre 1959 et 1961, il compose des reliefs à partir d’éléments empruntés au réel, mais en ressentant une sorte de malaise à l’égard des formu-lations néo-dadaïstes et nouveau-réalistes alors à leur naissance. On le voit maquiller, recouvrir, repeindre la chose intégrée, de manière à lui faire jouer avant tout un rôle plastique. Vers 1962 Klasen échappe à cette ambiguïté en passant de la mise en place de l’objet à la mise en page de sa représentation. C’est le début de ses expériences de découpage et de collage au’il va pousser avec une logique irrépro-chable jusqu’à ses formulations actuelles. Klasen est un peintre chargé d’une électricité négative, qui pro-voque ses monstres intimes et, en même temps, les tient à distance du bout de son fouet; il leur tourne le dos, comme le dompteur dans la cage aux lions, peut-être pour leur donner une chance de le dévorer, peut-être surtout pour montrer au public qu’il n’est pas leur prisonnier. Cela commence par un découpage qui est plutôt une déchirure : Klasen dépèce ses victimes en fragments pantelants, avec cette nonchalance des vrais sadiques, moins soucieux de la destruction du sujet que de sa mise en situation plastique. Cruauté et goût de la beauté compo-sent ici un mélange exact : ligne d’un corps qui exprime un moment ineffable, un paroxysme, une pamoison ; attributs d’une sexualité qui reioint le fétichisme de l’obiet ; série des « punitions » qu’il développe actuellement; fascination pour les instruments précis et glacés du chirurgien ; ambiguïté androgyne du téléphone « l’appareil qui donne et qui reçoit à la fois ». Et ces sensations-forces, Klasen les exprime dans ce style un peu distant qui est le sien. Rien n’y est laissé au lyrisme, mais tout au contraire est mis au service d’une imagination conouérante, qui octroie aux visages et aux formes la place qui leur revient. dans un tohu bohu dont le peintre reste maître. Cette façon de maltraiter les images répond chez Klasen à une sorte de défense contre leur pouvoir d’envoûtement. C’est précisément parce qu’il les choisit parmi ses divinités familières qu’il aime à les mutiler, à les déchirer, les inverser, à les éloigner du champ de sensibilité plastique de facon qu’elles ne se prennent pas pour des icones et ne règnent Pas, de toute leur irradiation, sur le chamn de la toile. D’un visage impassible et hautain. surgit de ce qui, déià hier, était l’enfance, il ne reste ou’un regard posé sur nous comme s’il rendait un verdict. Femmes à la face muette et dure de Klasen ou corps nus et torturés, c’est le dilemme qu’il nous propose : d’un côté la déesse tutélaire. rectrice de l’adolescence. à la fois crainte et révérée, de l’autre, objet charnel, esclave ligotée à la merci de son maître. Disons également à l’évocation de cette dualité dans la représen-tation de la femme, que Klasen aime à instaurer dans son œuvre le règne de l’ambigu. Les étranges rapports de haine-amour qu’il entre-tient avec ses créatures, avec les obiets fétiches qui l’occupent, exer-cent leurs effets sur tous les détails et sur tous les moments de l’oeuvre. Les titres glissent sur la réalité avec leur sens indécis; rien ne marque la toile d’une acception définie. mais au contraire, touiours, le spectateur balance entre diverses solutions. Autre aspect de ce ieu moqueur, c’est la véritable perversité visuelle oui pousse le peintre à égarer en présentant la même figure, à la fois en collage et en trompe-l’oeil. La plupart des critiques oui ont jugé les toiles de Kla-sen ne se sont pas encore rendus compte, tant est affinée la précision de ses moyens techniques, qu’il se jouait des apparences dans une constante dialectique entre la réalité du document et la reproduction de ce même document. Auiourd’hui, par un mouvement qui prend délibérément le contrepied des usages de la mode, Klasen penche vers ie rendu pictural contre les procédés de reproduction automatique par sérigraphie ou par toile sensibilisée. 22 « La chambre de punition ». 1964. « La strip-teaseuse ». 1965. Collection Calle, Paris. Galerie Mathias Fels. Photo Jean Dubout