capable de se situer hors des grands moyens traditionnels de la pein-ture ou de la sculpture. C’est une belle ambition d’ailleurs, et je suis d’autant plus à l’aise pour m’opposer à ses excès que je l’ai toujours soutenue. Mais les condamnations à travers lesquelles on entend signaler la puissance de son rôle sont inacceptables, et d’ailleurs très dangereuses pour ceux-là mêmes qui les prononcent : se définir ainsi négativement c’est tou,ours suspect. Enfin, c’est à peu près comme si l’on reprochait à Saint-John 1-herse de n’être pas romancier comme Dutourd, à Dutourd de n’être pas poète comme Mandiargues, à Man-diargues de n’être pas essayiste comme Barthes, à Barthes de n’être pas dramaturge comme Salacrou. Des artistes, que nous connûmes mieux inspirés, ont laissé se déve-lopper en eux, de la sorte, cette manie des distinguos artificiels et des hierarchies sommaires, qui satisiont peut-etie un orgueil inquiet, mais non les exigences de l’observation critique. Ils pensant volontiers que c’est le choix des matériaux qui leur donne laiscri et détermine la valeur de leurs travaux. Comme s’il était plus important de s’em-parer d’une matière plastique ou de quelque nylon que de pinceaux et de tubes de couleurs. Plus actuel ? C’est une naïveté désarmante: des signes de notre actualité peuvent apparaître avec éclat dans une toile peinte grâce à des procédés ancestraux, tandis qu’une oeuvre bâtie arec des éléments modernes peut n’é,,eiller en nous aucune idée de modernité, et même, nous sembler périmée dans ses signiff Lai..ons. oo,er qui sert à créer I œuvre ne contère pas du tout à l’oeuvie son caractère d’objet exceptionnel. N’importe qui a la possi-bilité, comme Picasso, de tortiller une fourchette, et n’importe qui ne peut en tirer une merveilleuse patte d’oiseau. N’importe qui est libre d’acheter des couleurs chez le droguiste du coin de la rue, et n’importe qui ne saurait réussir à nous mener au jardin de Matisse. En dehors des caractères artistiqées propres aux uns et aux autres, il est donc absurde de s’en tenir à l’ordre des successions apparentes, comme si le mouvement de la pensée créatrice, qui est essentiellement affaire de personnalité, dépendait d’une chronologie sociale et non point d’une exigence intérieure. Ceux qui emboîtent le pas risquent bien des faux pas. Ceux qui n’ont de mots que pour poser au juge s’exposent surtout à être juges sur leur présomption. Il ne serait pas mauvais que les artistes, enfants trop gâtes de ce siècle, retrouvent un peu plus de mesure, et partant, de dignité. Je sais bien que cede remarque ne s’adresse pas à tous, mais elle concerne, hélas, une société assez pléthorique pour que ses termes n’aient pas à s’établir sur tant de preuves. La diffusion de rait, sa vie puulique, ses systèmes de rapport avec les masses sont malheureusement tributaires, en grande partie, d’une direction bour-geoise très expérimentée, qui eut parfois du goût, mais dont les finances et la mondanité constituent toujours la valeur de synthèse. De cette puissance de classe, l’artiste évidemment peut n’être pas complice ; il ne s’en trouve pas moins influencé, et plus qu’il ne l’ima-gine lui-même, par les mentalités qu’elle oriente. Invité à s’épanouir dans un certain climat, justement il s’acclimate et prend les attitudes les plus conformes aux chances de cet épanouissement. J’ai souvent constaté que les défauts de quelques artistes, que je connais bien et qui se croient très libres, sont exactement ceux des bourgeois de l’art qui les accueillent et spéculent sur leur liberté supposée. Cette identification, après tout accidentelle, ne serait rien si les artistes menaient un vrai combat, au moins intellectuel, pour transformer le milieu de leur activité et l’élargir vers d’autres horizons où les moeurs actuelles, les changements intervenus dans les conditions d’existence, l’espoir de groupes sociaux en expansion créent une dynamique de l’esprit et une forme sociologique qui rendent plus navrants encore un séparatisme vieillot, une aristocratie d’ateliers et de galeries, des habitudes de castes. Ce n’est pas seulement au sens pratique que l’artiste ne sait, ou ne peut rencontrer la cité d’aujourd’hui, où il devrait donner de grandes oeuvres qui seraient pour tous, c’est aussi, et là il est plus directement concerné, au sens moral. Cet aspect n’est sans doute pas étranger, en tout cas dans la psy-chologie, au désordre créateur de ce temps. Dans ce dernier cas, le paradoxe est parfois saisissant : ce qui pousse certains à donner tête baissée dans la plus récente « avant-garde », c’est la peur du risque. J’imagine en effet que le peintre ou le sculpteur connaît lui aussi ce qui hante l’écrivain : la peur devant la feuille blanche (devant la toile vierge) de n’être que soi. C’est un moment atroce, car contrairement à ce que suppose ensuite le lecteur ou le specta-teur, il est très difficile de s’entendre avec ses propres croyances, ses propres certitudes et ses impulsions les mieux dominées; il est très difficile de faire confiance à ce que l’on est ou veut être. L’état le plus intime de la sincérité est aussi le moins propre à guider l’assurance des signes personnels. Dans cette absurde contradiction, dans cette tricherie métaphysique, ce sont pourtant ces signes-là qu’il faut atteindre, c’est cette entreprise insensée qu’il faut mener jus-qu’au bout. Voilà tout le risque. Il est évidemment plus confortable de s’offrir à ce qui s’est imposé hors de soi. Le conformisme de l’avant-garde n’est ni plus intéressant ni plus acceptable que l’autre. Plus d’un critique a d’ailleurs en ce sens sa part de responsabilité. La complaisance devant tout ce qui se réclame d’un esprit novateur, la crainte de paraître attardé, de rater le coche comme on dit (et la belle affaire s’il doit se renverser au premier virage), la réceptivité au snobisme, l’indulgence accordée à trop de « recherches » qui trou-vent en ce seul mot une justification définitive, tout cela ne con-tribue pas à clarifier une situation qui, pour l’être, aurait précisément besoin de ceux qui font métier d’écrire sur l’art. Décidément, mon interlocuteur avait raison : à quel saint se vouer ? A celui d’une relative solidarité que pourraient au moins pratiquer les artistes entre eux? Diable. Je sens bien que je vais mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce. Dans le dernier numéro de cette revue, Soulages a répondu aux questions fort pertinentes que lui posait notre ami Jean-Jacques Lever:lue. Je ne veux pas du tout rouvrir la polémique à propos de ce fameux échec de l’exposition « Ecole de Paris », qui a déjà fait couler tant d’encre, mais simplement com-menter quelques traits de pensée, des attitudes qui me semblent regrettables. D’abord, on peut déplorer que l’Ecole de Paris ait dû renoncer à l’une de ses manifestations (et quels que soient les défauts de celle-ci), à un moment où elle se trouve si menacée. Il y a, de quelque manière qu’on l’entende, des prises de position maladroites. Passons. Ce qui m’a le plus frappé, ce sont les termes employés par Soulages et les arguments qu’ils éclairent : « L’Ecole de Paris consacre des valeurs reconnues par le plus grand nombre…. « Il faut réenvisager les systèmes d’exposition : voir, d’un côté, celles qui relèvent de l’expérience, et de l’autre, celles qui relèvent de la consé-cration… « « Ce qui compte, avant tout, c’est de ne pas mélanger les uns et les autres »… etc. On aime bien Soulages, qui a du talent, et dont la personne même est sympathique, mais enfin ce respect ombrageux de la gloire hiérarchisée, cet ordre bureaucratique et dédaigneux, ces classifica-tions de ministère des Beaux-Arts, cette attention de scrutateur élec-toral accordée au plus grand nombre, donc à la ma;orité, sont pour le moins surprenants dans les propos d’un excellent artiste, lui-même issu en tant que tel d’une école moderne aux choix révolutionnaires. Et puis, sur quoi se base-t-il pour comptabiliser ce plus grand nombre et qu’entend-il au juste par consécration ? Enfin, pourquoi veut-il à ce point distinguer la consécration et l’expérience? Cela revient-il à dire que lorsque l’artiste est consacré, il n’a plus d’expériences à faire et que la routine doit lui suffire? A ce compte, Picasso n’a pas sa place en de telles expositions. Ce vieux maître est trop jeune. Car Soulages dit encore : « N’est-ce pas bien hâtif de confronter de vieux maîtres (Ernst, Chagall, Picasso, Miro) avec des peintres de 35 ans (Rancillac, Macréau, Arman, Benrath) dont les lendemains sont des plus aléatoires, quel que soit l’intérêt de leurs recherches actuel les. » Décidément trop soucieux de consécration, Soulages se prend au piège de sa dialectique. Il y a au moins une contradiction dans les termes : si les recherches actuelles de ces jeunes gens sont intéres-santes, où donc se trouve la preuve que leurs lendemains sont des plus aléatoires? La supposition contraire semblerait aller de soi, car sans. tomber dans la logique machinale, force est bien de considérer que l’intérêt actuel empêche d’envisager des lendemains aussi aléatoires. Et puis, en ce sens, cher Soulages, le plus « consacré » et le plus talentueux des peintres n’aura jamais devant lui, eût-il quatre-vingts ans, qu’un avenir plein d’aléas. C’est souvent le signe de l’authenticité. Il y a tout de même une espèce de système compensateur : Sou-lages propose d’orienter vers « Donner à voir » ceux « qui sont encore des artistes dont on peut mettre en doute l’avenir? » Ce que je viens d’écrire un peu plus haut répond à cette question: il faudra envoyer tout le monde à « Donner à voir ,. Car enfin, de tels propos, venant d’un poète, sont trop singuliers : certains artistes auraient-ils pris une assurance-vie sur le talent? De toute façon, Soulages tient à son idée, fût-elle trop arbitraire : ne pas mélanger, dit-il, les uns et les autres. En somme, le mess de « l’Ecole de Paris » pour les officiers et le réfectoire de « Donner à voir » pour les troufions. Et de temps en temps, un galonné passerait par là : alors, soldat, la soupe est bonne? Ce n’est pas sérieux. Passe encore qu’un quelconque barbouilleur officiel, attaché à des formes usées de considération, entende ne point confondre les vieilles barbes prestigieuses et les jeunes boucs mal peignés. Mais qu’un artiste de la classe et de la tendance de Soulages, qui a notre estime et la mérite, tienne ce langage, c’est assez malencontreux. L’un de mes amis écrivains à qui l’on faisait remarquer qu’une publication dont il s’occupe compte, dans son comité de rédaction, des noms illustres d’auteurs chevronnés et des noms très peu connus de jeunes auteurs, tout bonnement disposés par ordre alphabétique, répondit, furieux : mais d’où sortez-vous donc, pour qui nous prenez-vous ? Et qu’est-ce que vous croyez, mon vieux, qu’il y a, dans ce domaine, un palmarès? Je suis d’autant plus à l’aise pour donner ces opinions que, vrai-semblablement, je n’aime pas plus que Soulages certains des artistes auxquels il pense. La question n’est pourtant pas là lorsqu’il s’agit, pour les auteurs d’une production, de se manifester, et d’autre part, les confrontations de tendances, de générations, de célébrités à des degrés divers sont au contraire très souhaitables. Où est le mal, en définitive? Les spectateurs ne sont-ils pas libres de se faire une opinion, libres de s’informer ? Le même éditeur publie sous une même couverture et confie aux mêmes libraires des oeuvres d’écrivains mon-dialement réputés et des travaux d’inconnus qui, peut-être, n’auront jamais publié qu’un seul livre, oublié. Tous ces problèmes que nous venons d’esquisser nous montrent au moins que, si crise il y a, en ce moment, la crise, et ce n’est nouveau, est d’abord dans les hommes. R. B. ‘FIND ART DOC