Maria Luisa De Romans se réduit à l’essentiel afin de ne permettre aucune dispersion. En dernière analyse on s’apercevait que le coeur du tableau, c’était ce caillot d’émo-tion, ce noeud complexe de sensations et d’idées que l’artiste révélait à ce moment, sans cependant se laisser enfermer par les personnages du récit. Au contraire, on sentait que ce caillot enflammé et intérieur refuserait la contrainte des formes, les violenterait, en déterminerait les aspects et le profil. Et si à ce moment le rapport était encore objectif, c’est-à-dire si les personnages recevaient de ce feu chaleur et lumière, il ne se passerait pas longtemps avant que ce feu se placât au centre de la création pictu-rale, devint substance organique en soi et auteur direct de l’expression. Et voilà que nous avons déjà indiqué le processus d’évolution de la création picturale chez De Romans. Les tableaux d’aujourd’hui démontrent, en effet, que l’émotion n’est pas provoquée ni sollicitée par une figure préexistante ; c’est elle-même qui détermine les figures nécessaires, les créant au fur et à mesure, au rythme de son expansion. L’inspiration de la peinture de De Romans est même si intensément subjective qu’elle surprend l’image alors qu’elle naît et se module graduellement sous la pression de l’émotion. C’est comme un fil qui se déroule et se noue à nouveau par bonds soudains, avec des heurts de bonheur et de tourment, créant des caillots, des filets d’ombre, des croisements pleins de signes, de symboles, de lueurs, en un mélange continuel d’états émotifs et de denses pensées. Tout cela influe intimement sur la couleur qui, -en fait, se coagule en denses noyaux vibrants ou se défait et se dilue en trans-parences infiniment tendres. Le fond du tableau n’agit plus comme une perspective inerte mais participe au choc, en demeure bouleversé ; sub-stantiellement transformée est aussi la succession des temps chronologiques d’un événement, qui se trouvent entraînés par un rythme interne auquel la mémoire même imprime un cours tumultueux, où les thèmes sont souli-gnés, abandonnés, repris, pour finir par constituer un écheveau nerveux, un tissu pictural vibrant dans lequel palpite, s’exaspère ou s’épuise une fureur imaginative. Rooskens au passage [le la ligne A tel ou tel propos, chacun des aspects du nouveau courant pictural né depuis 1940 ne peut qu’exciter la verve de l’analyste, autant sinon plus que l’enchantement immédiat du spectateur qui le double. A ce titre, la peinture d’Anton Rooskens ne laissera pas d’apparaître irritante à certains yeux parisiens — mais c’est tant mieux — dans la mesure où d’une part elle s’est identifiée longtemps au destin du mouvement « Cobra », volon-tiers méconnu ici, et surtout du groupe purement néerlandais « Reflex •, qui le précéda ; où d’autre part, elle témoigne d’un attachement certain au climat de cet « art africain » qui fit les beaux jours du cubisme, mais ne semble guère préoccuper les jeunes peintres actuels. Certes, le natu-ralisme relatif qui caractérise l’art « nègre » face aux arts eskimo ou polynésien — par exemple — pourrait expliquer cette chute de prestige, au stade présent d’une avant-garde qui voit s’accentuer la conjonction du surréalisme et de l’abstraction lyrique. Mais le propre de l’expérience d’Anton Rooskens est justement de s’insérer à merveille dans ce nouveau courant, à partir de données qui lui sont souvent étrangères. A vrai dire, c’est une Afrique toute mythique, encore vibrante de l’ad-miration que lui vouèrent jadis les peintres cubistes, c’est plutôt cette « supenbe Afrique » des mirages baudelairiens que celle des atlas qu’Anton Rooskens célébrait, dès 1943, dans une toile dont les figurations humaines, grands nus aux tons d’ardoise et de cendre, prouvent qu’à rebours de ce qu’on pense couramment, Picasso n’a nullement rendu toute représentation vaine. Le tout, c’était de prendre la peine de refaire le cheminement affectif et mental qui unit « Les Damoiselles d’Avignon » à « Guernica » ; et surtout de dépister les réseaux secrets qui peuvent lier certains aspects de l’expressionnisme allemand et flamand à l’attraction commune qui en-traîna tour à tour Kirchner, Matisse et Picasso vers ces Musées d’ethno-graphie où les fétiches dormaient encore les derniers instants de leur vierge, vivace et beau passé. En cette émotion — que maint suiveur de Picasso et maint « primiti-viste » forcé ne surent jamais éprouver, nous tenons le maillon initial de l’évolution qui a conduit Rooskens, peintre d’Amsterdam, jusqu’aux oeuvres d’aujourd’hui, dont certaines figuraient récemment encore dans une expo-sition collective à Paris (1). Mais avant de confronter ses mirages à l’irra-diation spécifique de la véritable Afrique, Rooskens devait entreprendre un autre voyage — sans quitter la Hollande — en compagnie de ses amis Appel, Constant et Corneille. Randonnée particulièrement fertile en épi-sodes turbulents que celle de ce groupe « Reflex », constitué au début de 1948 dans une atmosphère de fièvre créatrice, après que ses fondateurs se soient liés d’amitié autour des fours de céramique auxquels ils travail-laient ensemble. En fait, à leur insu, des courants semblables existaient au Danemark, avec Jorn et Egill Jacobsen, en France avec Atlan et Doucet ; il suffit d’ailleurs de quelques mois pour que, sous l’impulsion du poète Christian Dotremont, le mouvement « Cobra » naisse de la constatation objective de ce phénomène international ; dans ce mouvement, « Reflex allait sans hésitation se fondre et s’enrichir, jusqu’en 1951, année qui vit la désagrégation de « Cobra ». Bien entendu, chez ces quatre peintres, des interpénétrations multiples marquent les oeuvres de ces années 1947-51, oeuvres dont le lieu géomé-trique semble situé à l’intersection de l’expressionnisme flamand et des plus véhémentes bouffonneries de Miro. Toutefois chacun plaque dans cet accord la note personnelle qui va le distinguer. A Appel la truculence, l’outrance — efficace — dans la couleur, et bientôt dans la pâte ; à Cor-neille, certaine acidité narquoise dans l’enchevêtrement allègre de la com-position ; des inflexions plus grinçantes, un sens plus romantiquement noc-38 Ainsi la peinture devient un processus davantage qu’une représenta. tion ; un processus qui se développe grace à des fragments de luminosité introspective ou à de complexes densités nées de souvenirs. En fait ces peintures constituent un composé organique de vie vécue, ou remémorée, ou intuitivement saisie dans la densité d’une souffrance intérieure, qui ne se déroule plus dans le temps chronologique classique, mais dans un temps renversé et volontairement placé dans un ordre différent par une délicate imagination, afin que toute l’existence soit présente et réelle en un même moment et dans toute sa complexité. Ce débat entre les lointains souvenirs et les jours présents, entre le mythe et la chronique, dans le feu immédiat de la création, qui aboutit à un baroque tourbillon de visions et de symboles, rappelle, sans qu’il faille y insister, une forme parallèle de création : celle de la poésie de Dylan Thomas qui accumule des matériaux de tempête, des épaves de naufrages et des brandons allumés pour fabriquer le rêve d’une existence régénérée sous une forme qui n’est irréelle et abstraite qu’en apparence qui en fait est réellement et dramatiquement associée à la vie et à lc, mort, au rêve et au désespoir d’exister : Ail all and all the dry worlds couple… (Tous tous et tous les mondes desséchés s’accouplent…) Et cette participation à une nouvelle figuration picturale par l’agréga. tion simultanée de motifs et de temps différents empruntés à la mémoire et à l’imagination, avec des illuminations soudaines d’images et de matière chromatique trouvées dans l’excitation de la création artistique, non par similitudes littéraires mais par affinité pour un processus créatif dont la littérature, de T.S. Eliot à Pound et Thomas, connaît des exemples aussi profonds et singuliers, constitue par elle-même une nouveauté, audacieuse sans doute, mais enthousiasmante dans la peinture de Maria Luisa De Romans. Marco VALSECCHI par Edouard Jaguer turne de l’angoisse, qui couve sous la joie de peindre, constituent l’apanage commun de Constant et de Rooskens. Mais Constant se détourne vite de la difficile voie « expérimentale «. Corneille et Appel viennent vivre à Paris, où leur oeuvre est désormais reconnue entre les meilleures. Et Rooskens demeure seul en Hollande pour maintenir l’esprit salutairement subversif de « Reflex » en tant que catalyseur des différents courants de l’art moderne. En tous cas, ce voyage à travers l’expérimentation la plus librement divaguante l’avait définitivement détaché de tout souci proprement figuratif ; et dès cette époque, le monde de Rooskens se présente comme un empire fabuleux où les traces fulgurantes d’oiseaux géants montrent le chemin d’un astre à l’autre. Par-ci par-là crépite une image plus allusive, un bec, un oeil, une patte, une fleur, une fenêtre, rappels furtifs des origines expressionnistes de l’oeuvre. Rooskens marque déjà sa prédilection pour les fonds mats de noir ou de sépia, où les courbes blanches et les accents épars de jaune et de rouge n’en éclatent que plus stridents… 1954 : Rooskens trouve enfin le moyen d’accomplir son vieux projet; il part pour un voyage d’études de plusieurs mois au coeur de l’Afrique : l’Egypte, le Congo, l’Ouganda, le Kénya ; il expose même à Nairobi. Or, les tableaux qu’il brosse au lendemain de cette inoubliable confrontation avec l’Afrique réelle témoignent paradoxalement d’une plus grande sobriété, d’une moindre luxuriance que les précédents. Certes, Rooskens nie parle toujours des couleurs du Congo ; mais ce qu’il en retient, c’est surtout une gamme infinie d’ocres, tout l’éventail précieux des terres séchées, des boues, des sables et des pisés sur lesquels se fixe et ternit l’éclat aveu-glant du soleil tropical. Et c’est à travers le noir de cet aveuglement et ces colorations sourdes, parfois déchirées d’une touche de carmin ou de vert foncé, que Rooskens décantera les signes d’une écriture apaisée, plus calligraphique et moins délirante qu’auparavant, trait d’union plus abstrait • entre l’expressionnisme fantastique des années « Cobra » et le fantastique non figuratif de 1957-58. Bien qu’il demeure fidèle au che. valet, sa peinture, en ces années 1954-56 revêt un caractère mural qui la distingue des autres périodes. Par leur distribution en plans sommairement répartis, leur recherche d’un graphisme élémentaire, volontairement alourdi par une apparente gaucherie, ces oeuvres évoquent une fresque dont les éléments « pittoresques » du voyage : le tumulus, la palme, la paillette, la termitière, les formes animales bondissantes, seraient les jalons — ma-gnétiques mais éphémères — vers un nouveau dépassement, un nouveau grouillement expérimental. Second passage de la ligne, les sinuosités qui résultent de la fixation de ces instants africains pourraient orner les parois de quelque grotte rupestre, en une Afrique fantôme, encore à découvrir. Du contact effectif avec l’objet d’une rêverie sans cesse embellie, c’est une oeuvre plus abstraite qui naît, fortifiée dans ses moyens d’expression. Entre temps, Paris, l’Amérique, puis le monde entier, connaissent l’effervescence de Fart dit « informel » (dont certaines incitations peuvent se lire en clair dans les travaux des peintres de « Cobra », bien avant que l’on s’avise d’ériger en système ce qui ne pouvait être que brèves mais éblouissantes gerbes d’enthousiasme). Il n’était évidemment pas question pour Rooskens de rester à l’écart d’un tel feu de joie ; mais lui n’a pas sombré dans le barbouillage indifférencié ou l’exultation gratuite. C’est qu’il était trop bien armé pour cela, nous l’avons vu ; et je crois que c’est à partir de 1957 que Rooskens a peint ses plus belles toiles. Rien n’est plus morose qu’une tache abandonnée à sa balourdise initiale, rien n’engendr nt (1) Avec Kreutz, Langlois et Austin, galerie La Roue, du 1960.