Avant les deux courtes apparitions a Paris (en 1922 et en 1937) du Théâtre Artistique de Constantin Stanislavsky; avant l’arrivée de la « Chauve-souris », théâtre de miniatures de Nikita Baliev; avant la brève tournée du Théâtre de Chambre d’Alexandre Taïrov et les dix représentations données, en 1930, par le Théâtre de Meyerhold, les recherches (et les découvertes) du théâtre russe, connues en France, étaient essentiellement celles que Serge de Diaghilev avait montrées à Paris déjà en 1909. La qualité artistique des premières représentations de « Petrouchka », de « Schéhé-razade », du « Spectre de la Rose «, de « Daphnis et Chloé «, du « Sacre du Printemps », de l’« Après-midi d’un Faune », du < Dieu Bleu », de « L'Oiseau de Feu » et des infati-gables « Polovtziennes » plongea le monde européen dans la stupéfaction. Le mérite de Diaghilev, il faut le chercher dans le fait qu'il refusa catégoriquement de recourir aux services de « décorateurs professionnels ›>. Afin de prouver que pour produire une telle révolution, il est inutile de chercher midi à quatorze heures, Diaghilev, installé en France, confia les décors à André Derain, à Pablo Picasso, à Marie Laurencin, à Raoul Dufy qui, eux aussi, n’avaient, jusqu’alors, rien de commun avec le théâtre… Le sens profond de cette expérience était dans la certitude, confirmée par le résultat, que « pour faire une oeuvre d’art il faut s’adresser à l’artiste ». Les principes de Diaghilev, qui ébahirent le public, la critique et les « spécialistes » en Europe occidentale et qui, en fait, ne touchaient directement que les problèmes du décor (et uniquement pour l’Opéra et le Ballet), étaient, déjà à l’époque, un axiome du théâtre russe, sauf dans quelques refuges retardataires de province. Les divers mouve-ments de renouveau dans toutes les ramifications de la mise en scène bourgeonnaient en Russie. Les premières expériences réformatrices (1905-1916) du jeune Meyerhold (au Théâtre de Véra Kommissarjevskaïa, au Théâtre Impérial Aleksandrinsky et dans les « stu-dios »; de Nicolas Evreinov ; de Fédor Kommissarievsky, d’Alexandre Taïrov, et même de Sianislavsky dans sa mise en scène « non réaliste » de la pièce de Léonide Andreev « La Vie de Homme » (1908) et de Gordon Craig avec « Hamlet » de Shakespeare, monté en 1912 au Théâtre Artistique de Moscou, — n’apportaient, malgré le concours de peintres d’avant-garde comme Serge Soudéikine, Nicolas Sapounov, Paul Kousnetzov, Alexandra Exter, Georges Annenkov, Schkolnik, qu’une modernisation superficielle de l’esthé-tique du spectacle. Ce fut la Révolution du 1917 qui coïncida, en Russie, avec la vraie révolution théâtrale, et les durs combats pour de nouvelles conceptions. C’est au début de juillet 1919 à Petersbourg, que naquit le premier Théâtre Expé-rimental d’Etat, le Théâtre de l’Ermitage, dans la salle des Armoiries du Palais d’Hiver, sous l’impulsion de Vsevolod Meyerhold et dirigé par l’ancien mécène L. Gevergeïev. Le peintre Georges Annenkov reçut la proposition de monter sur cette scène, pour son inauguration, une pièce de son choix. Les recherches d’un sujet ont conduit Annenkov à une ébauche presqu’inconnue de Léon Tolstoï « Le premier Vigneron » et c’est sur cette base littéraire, qu’il a composé, en modifiant et en complétant, en toute liberté, le texte et l’action, un « découpage », selon ses propres concepts de la mise en scène théâtrale. Cependant, le fait qu’un acte du « Premier Vigneron » se déroulait dans l’Enfer, créait pour sa réalisation un autre obstacle: l’insuffisance technique de l’acteur. Annenkov eut la haute technique de la voix, jusqu’à la technique intérieure, la technique émotionnelle ». Un an plus tard (en 1922), à Moscou, Serge Eisenstein, au Théâtre de la Culture Pro-létarienne (« Prolétcult ») dont il assurait la direction artistique, déclarait obligatoire pour tous les acteurs de ce théâtre la possession de la technique acrobatique et excentrique du cirque. La même année (1922), à Moscou, Meyerhold, dans ses articles « L’Emploi de l’Acteur » et « L’Acteur de l’Avenir », fit connaître sa théorie, devenue depuis lors célèbre, de la « biomécanique » qui n’est qu’un système de formation professionnelle de l’acteur de théâtre, basé sur la culture acrobatique du corps: Le Théâtre du 19′ siècle, — disait-il, — était un théâtre parlant, où les acteurs, accommodés dans des fauteuils ou sur des divans, parlaient, parlaient sans répit, un tel acteur était une sorte de phonographe qui tous les jours faisait tourner des disques diffé-rents: aujourd’hui un texte de Pouchkine, demain un de Molière. « L’enseignement biomécanique doit rendre à l’acteur la plastique biologique perdue. L’acteur doit être physiquement aisé, c’est-à-dire — avoir la vue infaillible et sentir à tous moments le centre de sa propre pesanteur: son équilibre corporel. Etant donné que l’art de l’acteur est une « création de formes plastiques dans l’espace », il doit apprendre et perfectionner la « mécanique de son corps ». La haute technique du cirque, dite « biomécanique », étant la réaction contre le théâtre immobile qui était un non-sens (comme serait un non-sens un concert sans musi-que ou la peinture sans couleurs), fut un élan irrésistible pour crever « la boite scénique », devenue trop emprisonnante dans ses proportions. Les prérogatives du dramaturge, l’intangibilité de son texte, l’importance de la pa-role au théâtre, furent également révisées et farouchement discutées. « Le rôle de la littérature est meurtrier pour l’art de l’acteur. Le Théâtre nouveau ne doit pas être un commentateur d’une pièce, mais doit créer sa propre, sa nouvelle « oeu-vre d’art autonome ». (A. Taïrov: « Les Notes du Metteur en scène », 1921). En ce qui concerne Meyerhold, son attitude devant l’auteur d’une pièce, classique ou contemporaine, était claire et nette. Sans pitié, il rejetait du texte initial tout ce qui lui paraissait inutile pour sa mise en scène, modifiant le développement du sujet, et ajoutant de nouveaux épisodes (de son propre crû ou empruntés à une autre dramaturge) des finals nouveaux. Cela s’appelait « le montage du texte ». Meyerhold coupait des pages entières de dialogues ou de monologues, en les remplaçant sur le plateau par des scènes pantomimiques beaucoup plus explicites que les paroles. Le texte initial, ainsi « retravaillé », était méconnaissable, mais la pièce gagnait tou-jours « en tant que spectacle », car les hommes de lettres, et même les dramaturges, sont souvent aveugles ou, tout au moins, myopes. Il va de soi que, dans le théâtre de recherches en Russie, le collaborateur ou, plutôt, In co-créateur le plus proche du metteur en scène était le décorateur: le peintre. La pein-ture russe des années 1917-1927 abordait les rives inexplorées de l’art abstrait et s’ali-gnait surtout sur les deux courants principaux « le suprématisme », fondé par Casimir Malevitch, et « le constructivisme », fondé par Wladimir Tatlin. Le constructivisme, au demeurant, n’était pas une peinture plate, comme l’était encore RECHERCHES DANS LE THEATRE RUSSE 1905 – 1925 recours à des gens du cirque — acrobates, trapézistes, clowns — pour enrichir les mo-yens d’expression dynamique du spectacle. Les décors de l’Enfer furent composés de trapèzes volants selon des rythmes et des cadences strictement établis, de plate-formes mobiles suspendues, ainsi que de cordes ef de perches géantes qui traversaient la scène en se croisant, dans différentes directions. C’était plutôt un assemblage de constructions susceptibles de faciliter et, surtout, multiplier les mouvements des acteurs, un assemblage maquillé sans aucune signification figurative. Sur ces éléments purement linéaires et abstraits qui remplissaient, dans les déplace-ments synchronisés. les trois dimensions de l’espace scénique, la faune infernale (« diables verticaux », « diables zigzaguants », « damnés se tortillant » etc.) évoluait, de haut en bas, dans une plastique des plus irréelles sous un éclairage flamboyant et qui constamment variait les formes, les dispositifs, les couleurs et leur intensité. « La « musique des bruits » ou les rythmes sonores (de Roslavetz) furent intégrés dans les rythmes de l’action visuelle. Le rideau, ainsi que la rampe, étaient supprimés, et l’action se déroulait simultanément sur le plateau et dans la salle. « Ce spectacle fut le premier essai, le premier pas d’une liaison des formes du théâ-tre dramatique et de celles du cirque. Par la suite, dans cette direction commenceront les recherches des autres novateurs du théâtre Soviétique, y compris le grand expérimenta-teur Serge Eisenstein. La mise en scène du « Premier Vigneron » posa aussi une question qui, dans l’avenir, partagera les gens du théâtre russe en deux camps: cette question —le droit de transformer, de « remonter » le texte du dramaturge et surtout celui des classiques. Pendant que la majorité va s’indigner et protester contre ce « défrichage sacri-lège », la minorité, et en premier lieu Meyerhold, défendront le droit de la libre attitude de metteur en scène envers le texte… En outre, ce spectacle était le premier essai de la construction d’un plateau-scénique sur la base du « dynamisme ». (K. Gortchakov, « L’histoire du Théâtre Soviétique «, New-York, 1956). Toujours en 1919, Annenkov publia dans l’hebdomadaire d’Etat « La Vie de l’Art » un article sur le cirque « Le Joyeux Sanatorium », où il disait notamment: « L’art de l’acteur de théâtre, sa perfection professionnelle sont toujours relatifs. L’art de l’homme de cirque est parfait, parce qu’il est absolu. La moindre erreur dans le calcul d’un gymnaste, une seconde de défaillance — et il perd l’équilibre, tombe du trapèze, le numéro est raté, l’art n’existe plus. Dans la maîtrise de l’acteur de cirque, les révolu-tionnaires du théâtre verront le germe d’une nouvelle forme théâtrale, du style nouveau ». Le résultat concret du spectacle au Théâtre de l’Ermitage fut la fondation par le Département Théâtral, en 1920, à Petersbourg du « Théâtre de la Comédie Populaire «, où une troupe permanente, pour la première fois’ en Russie, fut formée à la fois d’acteurs dramatiques et de cirque. A la tête de cette maison, fut nommé le jeune metteur en scène, Serge Radlov, disciple de Meyerhold. L’année 1920 s’enrichit encore d’un spectacle dramatique interprété par l’acrobatie et la jonglerie: « La Princesse Brambille » de G. A. Hoffmann, au Théâtre de Chambre et mis en scène par Alexandre Taïrov. Dans ses « Notes de metteur en scène », parues en 1921, Taïrov souligne que le « nouvel acteur, avec la virtuosité d’un musicien, possèdera la technique dans tous ses éléments — de la pantomime, « acrobatie et jonglerie » jusqu’à 10 par Boris Till le suprématisme, mais une agglomération de reliefs non-figuratifs dans un espace réel. La domination du mouvement des nouvelles formes d’expression dynamique (acrobatie et autres) dans le théâtre nouveau était voisine des principes du constructivisme. Leur liaison fut rapide, logique et durable. La peinture « décorative » des illusions poétiques ou du trompe-l’œil réaliste céda la place aux recherches d’une nouvelle architecture du pla-teau scénique, et c’est cet aspect « utilitaire • qui fit naître la nouvelle esthétique de la scène. Aussitôt après la présentation du « Premier Vigneron », en 1920, le peintre V. Dmi-triev, pour l’inauguration du théâtre moscovite de Meyerhold, monta des décors constructi-vistes (« Les Aubes » d’Emile Verhaeren), composés de toute une gamme de surfaces planes, de praticables et de cubes de différentes hauteurs unis par des marches et des plans inclinés. Le même principe, Meyerhold l’amena jusqu’à l’extrême pointe dans la mise en scène du « Cocu Magnifique » de Fernand Crommelynck (1922). Rien de l’« ancienne » esthéti-que révolue. Le gigantesque portail de la scène était dépouillé. Le rideau, les coulisses, les perches, les herses — tout avait disparu. Et dans ce vide scénique, sous l’éclat des projecteurs non camouflés — au milieu du plateau — une construction immobile: un piédestal multiforme pour les évolutions des acteurs. Mais si les décorateurs chez Meyerhold (V. Stepanova, L. Popova, V. Dmitriev, I. Schle-pianov et autres) appartenaient au mouvement purement constructiviste et si leurs décors se distinguaient toujours par un ascétisme et une sobriété des formes, des détails et des couleurs, les décorateurs du théâtre de Taïrov, par contre. (A. Exter, G. Yakoulov, A. Ves-nine, les frères Stenberg, Medounetzky…) furent des peintres sensiblement plus éclecti-ques, qui donnèrent des décors plus spectaculaires, plus picturaux, moins scholastiques et, par là, plus divertissants, plus plaisants aux yeux du « grand public ». Exter et Yakoulov étaient, tout d’abord, de grands peintres, tous deux furent parmi les premiers cubistes en Russie, avant de se consacrer à l’art abstrait. Tous deux sont entrés au service du théâtre ayant déjà une grande réputation dans la peinture. Le grand intérêt que provoquaient les travaux d’Alexandra Exter au théâtre consistait dans ses essais d’animation des décors, bien que ces animations ne touchassent ni les constructions architecturales, ni le plateau, mais uniquement les éléments décoratifs. Taïrov nommait ce jeu « les mouvements de l’atmosphère scénique ». Le constructivisme (orthodoxe ou éclectique) pénétra peu à peu presque dans tous les théâtres russes d’avant-garde. En plus des décorateurs de cette tendance déjà cités, il faut nommer aussi Nathan Altman, Isaac Rabinovitch, I. Nivinsky, Fedotov et Anatol Petritzky. Les décors avec des « constructions » véritablement dynamiques ont surgi simultanément à Moscou, chez Meyerhold (« La Mort de Tarelkine » de Souchovo-Kobyline) et à Petersbourg, au Grand Théâtre du Drame (« Gaz » de Kaiser), en 1922. Dans « La Mort de Tarelkine >, V. Stephanova créa un cycle de constructions mouvantes. C’était une sorte de cage où une roue faisait tourner les différentes plateaux et jetait les acteurs (les prisonniers) d’un cabinet de police dans un autre. Les meubles étaient aussi motorisés, pleins de ressorts et automatiquement pliables et changeant de formes. Dans « Gaz » de Kaiser, Annenkov a accompli un essai risqué de l’anin ces objets, et cela non seulement sans gêner le jeu des acteurs, mais en le renforçant.