Photo M. Jaffe Voyage à New-York par Nicolas Schôffer Art, science, technique Le résultat le plus important de mon séjour à New-York est la constatation que l’environnement est déterminant dans l’évolution et la création artistique. Toute la carence et la confusion de l’art américain s’expliquent par l’anarchie et l’inesthétique flagrantes de leur ambiance ur-baine, par le manque de chef-d’ceuvres à l’échelle urbaine qui corrigent constamment la vision et imprègnent l’homme sensible d’un sens de mesure et de rapports de proportions, qui sont les bases indispensables de toute création-évolution. Si, d’un côté, l’aspect médiéval de certains auartiers de Paris est restrictif sur le plan de l’évolution des concepts esthétiques des masses en les fixant sur les visions du passé et en créant un conservatisme dangereux, par contre, il est essentiel aux créateurs, qui, recevant constam-ment des images esthétiques et équilibrées, trans-posent l’essence de celles-ci, c’est-à-dire la mesure, les rapports justes, etc., dans leur oeuvre, même si elle est de moindre qualité. Le plus puissant génie aura du mal à vaincre l’influence néfaste d’une ambiance mal équilibrée et inesthétique. Un exemple illustre est Frank Lloyd Wright, le seul produit typiquement américain d’une certaine trempe dans les arts plastiques qui succombe très fréquemment et dans son oeuvre, le meilleur côtoie le pire. D’ailleurs, les artistes américains réagissent de deux façons, soit en se réfugiant dans le passé en cherchant des bases solides auprès des maîtres anciens éprouvés ; certains d’entre eux se consi-dèrent comme de vrais révolutionnaires et peut-être ils ont raison parce que, par rapport à leur environnement, leur oeuvre représente un tel décalage et demande un tel effort de résistance qu’il faut effectivement beaucoup de courage pour oeuvrer dans cett-, direction. Les autres, par contre, se laissent entraîner par leur ambiance et se lancent dans un expression-nisme sauvage, confus, anarchique, dépourvu du sens de la mesure, résumant ainsi leurs senti-ments par rapport à leur environnement. Néanmoins, c’est cette tentative qui est la plus sympathique, mais le déséquilibre se sent par-tout. Ces créateurs sensibles souffrent plus ou moins consciemment de leurs limitations, leur vio-lence s’explique aisément et se transpose visible-ment dans leurs oeuvres. New-York est une ville grandiose, belle dans son ensembe, laide dans ses détails ; mais grâce à quelques Européens importés, leur architecture commence à s’épurer et je suis convaincu que leur salut viendra de là. Si, un jour, nous pouvons parler de l’art amé-ricain, ce sera sûrement grâce à Mies Van der Rohe, Gropius, Le Corbusier et quelques autres. Mais il y a beaucoup à faire et ce n’est pas demain que l’ambiance urbaine deviendra posi-tive pour la création artistique. Ceci dit, il y a l’autre côté de la médaille. Nous nous trouvons ici en face d’une des plus grandes expériences sociales de l’Histoire. Une nouvelle façon de vie technocratique, méca-nisée à l’extrême, s’organise avec des résultats tels et à une telle échelle qu’un Européen a vrai-ment du mal à le réaliser. Contrairement au processus européen où l’artiste est constamment à l’avant du progrès, créant et freinant même quelquefois celui-ci pour des raisons de mesure, ici la course effrénée du progrès est dictée par des besoins purement physiques et toute considé-ration subtile concernant soit l’esthétique, soit le psychisme complexe et plus ou moins secret de l’homme disparaît. Cette course déchaînée, mais bien organisée et économiquement efficace, va en avant, créant une civilisation hypertrophiée avec un bien-être phy-sique jamais vu, mais avec un terrible décalage sur le plan psychique. Par conséquent, la société américaine est complexée et régressive à l’extrême, les ravages de psychanalyse s’expliquent aisément. Mais n’oublions pas que tout cela est seule-ment un commencement et le facteur temps jouera, les acquits de la technocratie seront peu à peu digérés parce qu’ils auront plus de loisirs que les autres et je crois que si ces loisirs sont bien exploités et dirigés, l’évolution psycho-esthétique deviendra possible. Si cette évolution est déclenchée assez tôt et dans de bonnes conditions, nous pourrions assister alors à la naissance d’une véritable nouvelle civilisation avec des éléments entièrement iné-dits, puissants et efficaces à la fois. On sent déjà cette possibilité et c’est cela qui est séduisant. La grande aventure humaine des siècles futurs peut se concrétiser là-bas. Avec les énormes moyens qu’ils possèdent déjà, cela est possible. Il s’agit que le départ et la direction initiale soient bons. Pour un artiste européen, cette odeur d’aven-ture est grisante et donne l’envie de se lancer dans la bagarre. NICOLAS SCHOFFER. Avec le n » 14 s’achevait notre enquête sur les rapports des arts avec la science et les techniques. Nous nous étions demandé en la commençant s’il existait une parenté réelle entre des disciplines tenues pendant long-temps pour radicalement étrangères les unes aux autres, étanches, voire antagonistes, et si, contrairement à cette opinion préconçue, il n’était pas possible de considérer les créations de ces diverses branches de l’esprit humain comme également significatives, chacune dans son domaine spéci-fique, d’un certain état de civilisation. Les documents qui ont été reproduits, les explications que nous ont fourni les spécialistes et les constatations qui s’en sont dégagées nous semblent apporter une réponse nettement positive. S’il ressort de cette enquête qu’il exsite une parenté indéniable entre la conception générale du monde des savants et celle des artistes actuels, un fonds commun de sentiments et de croyances entre hommes d’une même époque, la confrontation de leurs réalisations particulières nous a montré plus clairement encore que chacun d’eux concourt, dans sa propre sphère d’action, à l’élaboration d’une certaine forme de civilisation et modèle notre sensibilité et notre goût. En comparant, par exemple, le dynamisme des physiciens et celui des artistes, en rapprochant les productions de l’aéro-dynamique et les oeuvres de certains sculpteurs ou en opposant les inves-tigations de l’optique moderne à l’étude des sensations visuelles menée par certains peintres contemporains, nous avons mieux compris la part de création qui revient à chacun. On dénie souvent un rôle instaurateur à l’art, que ce soit en le confinant dans le domaine gratuit et stérile des jeux de formes et de couleurs aussi bien qu’en le ravalant au rang d’une simple copie du réel. L’étude simultanée des arts et des techniques prouve au contraire que l’artiste crée le cadre d’une civilisation au même titre que le savant ou l’ingénieur. Il ne se contente pas, en effet, de transposer dans Son domaine les notions et les valeurs découvertes par la pensée spécu-lative ou pratique, mais contribue essentiellement à les créer. De telles remarques peuvent s’appliquer à toutes les époques ; en ce qui 26 concerne plus spécialement la nôtre, une seconde constatation se dégage de cette enquête c’est que les techniques spécialisées jouent un rôle chaque jour plus important dans la création plastique elle-même. Ce rôle était surtout sensible autrefois dans l’architecture, la peinture et la sculpture se contentant de techniques purement artisanales. Or, aujourd’hui, si le constructeur devient de plus en plus un technicien, faisant appel à des sciences aussi éloignées de son domaine que la topologie, le musicien, le peintre et le sculpteur, de leur côté, ont également recours à des techniques récentes et très diverses telles que l’électro-acoustique, l’électronique ou la cybernétique, dont l’application au domaine plastique leur fournit de nou-veaux moyens d’expression et des possibilités d’action plus complètes sur la matière. Mais, inversement, au moment même où les techniques sollicitent le plus l’artiste, la présence de celui-ci devient chaque jour plus nécessaire au sein de la société technicienne. Certes, certains objets utilitaires ou indus-triels (avions, radars, etc.) présentent une beauté intrinsèque que nous avons soulignée au passage mais l’industrialisation apporte presque fatale-ment avec elle, et tout particulièrement dans les paysages urbains, des laideurs que seuls des plasticiens expérimentés peuvent combattre et sur-tout éviter. La part d’ « art impliqué dont parle M. Souriau (1) ne s’explicitera vraiment que le jour où le technicien admettra d’être assisté et conseillé par l’artiste dans le choix des formes et des emplacements. Contrairement à ce aue d’aucuns répètent, la machine n’est pas plus inhumaine que l’outil de l’artisan ; elle ne leur paraît telle que parce qu’ils refusent de s’adapter à la nouvelle civilisation. L’artiste peut et doit jouer dans cette adaptation un rôle d’autant plus important qu’il ne croira pas déchoir en se penchant sur des problèmes pratiques. Seule une franche collaboration du plasticien et du technicien permettra d’aménager le monde de demain d’une façon humaine. GUY H (1) Voir Aujourd’hui, n° 4, p. 45. FIND ART DOC