Dewasne Dans le secteur de la peinture abstraite dite géométrique, l’art de Dewasne est certes l’un des plus durs, l’un des plus catégoriques, l’un de ceux qui poussent le plus loin le refus de toute équivoque, le goût des affirmations les plus nettes, même jusqu’à la brutalité la plus incontestable. Je dis dur, mais de la singulière dureté des architectures florentines qui sont dures de la façon la plus naturelle du monde tout en se réservant des raffinements que seul le spectateur patient saura découvrir (en quoi Dewasne ressemble à Magnelli). Ces raffinements, Dewasne les cultive dans l’extrême soin dont il fait preuve dans l’ajustement des proportions, les rapports de couleurs et de masses de couleurs, le poids général de la composition. Là se révèle un Dewasne aussi fier d’une tendresse très particulière qu’orgueilleux de l’effort intellectuel qu’il ,déploie. On comprend qu’une peinture intransigeante à ce point suscite ou l’enthousiasme ou l’aversion, sans milieu. Voilà déjà quelques années que Dewasne s’accomplit avec le maximum de ténacité dans cette voie difficile, ne cessant d’accroître l’intensité de ses ren-contres parfaitement organisées de formes et de couleurs, leurs stridences mûre-ment conçues. Il a parcouru, conscient des possibilités qui lui étaient offertes, la gamme complète des formats, depuis les minuscules (petits reliefs colorés en plâtre) jusqu’aux murs de plein air, avec le souci de ne jamais rien perdre de sa violence d’agression. Il a même pratiqué, comme en filigrane, cet art si rare, et apparemment impossible en plastique abstraite, de l’humour. En ce sens qu’il aime solliciter l’incongruité des formes, mais avec une assurance imperturbable, conséquence d’une connaissance profonde de ses moyens d’expres-sion. Il arrive à sublimer ce qui, ailleurs, ne serait que badinage d’enfant. C’est dire combien Dewasne est en possession de la maîtrise de son art, qui n’est pas seulement celui d’un langage, mais aussi et surtout celui d’une exploration psychologique de la plastique. L’exposition personnelle de la Galerie Cordier montre Dewasne fidèle à lui-même et, en même temps, curieux de nouvelles régions à prospecter. Les rythmes, tout en gardant leur prédilection pour l’allure pesante, rompent avec les impressions d’écrasement pour faire place à des forces d’un dynamisme plus mouvementé, parfois centripète. De très belles gouaches accompagnent les huiles. Ces gouaches annoncent-elles des orientations futures ? Dans l’esprit d’une espèce d’imagerie, par exem-ple ? Dewasne mettrait-il ses forces à l’épreuve du danger ? C’est ce que la suite nous apprendra. (Galerie Cordier.) L. D. 7′ Salon d’Art Sacré et Réalités Spirituelles On imagine aisément les difficultés, morales autant que matérielles, aux-quelles doit faire face un Salon d’art sacré. Mais peut-être est-il plus constructif de lui apporter ici — et, en particulier, au très dévoué Joseph Pichard, fonda-teur de ce Salon — des critiques plutôt que de vains applaudissements. L’art sacré, comme d’ailleurs l’art qui ne l’est pas, souffre des multiples atteintes de la médiocrité. On ne saurait, sans doute, nier qu’un grand effort ait été accompli en vue de remonter de pénibles courants. Il n’en faut pas moins reconnaître qu’à l’intérieur même des groupes antisulpiciens d’aujourd’hui, l’éter-nelle médiocrité n’en a pas, pour autant, désarmé. C’était, évidemment, inévi-table : les bonnes intentions ne suffisent pas pour changer la moyenne de la valeur humaine, et c’est ce que ce septième Salon d’art sacré démontre, tant chez les architectes que chez les peintres et les sculpteurs. La bondieuserie moderniste vaut l’autre. Sans compter que trop de gens n’ont aujourd’hui de cesse d’avoir ou construit ou orné quelque chapelle, alors que de tels travaux exigent au départ au moins quelques réflexions particulières sur le problème à résoudre. Sans compter aussi que le talent et les dons, même incontestables, ne suppléent pas nécessairement à l’ignorance de quelques données fonda-mentales. En annexe à ce septième Salon se découvre un Salon dit des Réalités spirituelles. Sous cette appellation, écrit Joseph Pichard, « nous exposerons des œuvres conçues et exécutées hors de toute commande par des peintres et des sculpteurs à seule fin de donner une expression personnelle de vie spirituelle ». Je lis bien : « de vie spirituelle » et non « de vie religieuse ». Mais le mot « spirituel » est vague et se prête à tous les accommodements plus ou moins sollicités. Quel art, vraiment, est susceptible de ne pas toucher du tout à quelque spiritualité ? Et sur quelle œuvre abstraite ou abstractisante est-il impossible de mettre un titre d’allure suffisamment religieuse pour que, dans un Salon d’art sacré, elle puisse figurer dans l’annexe des Réalitei spirituelles? (Musée d’Art Moderne.) L. D. Dewasne. Astre a faces. 1957. Kemeny La mise en question actuelle des principes et des fondements qui, tout au long de son histoire, ont assuré l’autonomie et la cohérence interne de l’espace propre à l’art occidental, ne se manifeste pas seulement dans la désagrégation spectaculaire de toute organisation plastique définie mais se répercute aussi d’une manière plus discrète dans l’affaiblissement et la se:ni-disparition des frontières, séparant les uns des autres les différents domaines d’expression plastique. Un tel cloisonnement supposait en effet l’existence de problématiques spatiales distinctes imposant une organisation propre à des termes particuliers qu’elles accordaient ainsi à leur détermination et à leur spécificité respectives. Mais ces problématiques, en la diversité desquelles se reflétait toujours la structure autonome et unifiée de l’espace en son ensemble, perdent leur valeur absolue et leur organisation rigide quand cette dernière est disloquée par le déploiement en elle d’une dimension spatiale plus profonde et plus originelle que toute organicité fermée et toute cohérence définie. C’est pourquoi, tandis que les différentes branches de la création plastique, par la mise en question des schèmes qui les animent et les soutendent, élargissent et approfondissent leur démarche propre jusqu’à venir se rejoindre et se perdre en une commune inter-rogation sur l’espace, l’activité artistique découvre du même coup dans la transgression des subdivisions traditionnelles une réserve féconde en moyens d’expression inédits. Un domaine nouveau, ou les processus de la peinture et de la sculpture se neutralisent par leur entrecroisement même, s’élabore ainsi sous nos yeux — domaine si riche en possibilités que les réalisations les plus différentes s’y côtoient sans peine. En sorte qu’ou moment où James Brown ébranle, par la stridence ponctuelle d’une couleur mêlée aux jeux de la résine synthétique et de la laine de verre, la concordance et la systématicité des relations plastiques dans l’espace à trois dimensions, Kemeny affronte le même problème en mettant sur pied une nouvelle conception du relief. Le mur n’est plus pour lui l’épaisseur massive d’où naissent et en laquelle se prolongent les différentes figures et pas davantage l’une des limites du système d’inter-valles qui en les inversant développe dans le vide les combinaisons plastiques virtuellement intérieures à la masse. C’est toujours à la manière d’une surface plane, présidant à l’organisation réciproque des éléments disposés devant elle, que Kemeny l’utilise. Mais comme ces éléments métalliques à claire-voie, déta-chés du plan auquel pourtant ils sont fixés, se déploient aussi dans le vide, cette construction à partir de l’unité régulatrice de la surface plate n’arrive jamais à contenir l’impulsion dissociatrice qui la met intérieurement en question. Leppfen. Peinture. Exposition Galerie Dina V lerny. Car pendant que l’action régulatrice de l’unité murale tend à soumettre à une cohérence déterminée de type pictural les termes, qui d’une manière ou d’une autre, se détachent sur son fond, le pouvoir indéfiniment diversifiant du vide dans lequel ils sont plongés multiplie à tel point leurs corrélations qu’elles ne peuvent plus se limiter à un jeu de concordances défini et unifié. Cette conjonction de l’impulsion dissociatrice et du principe d’unité et de détermi-nation qui en s’y opposant vainement la répercute et l’amplifie, provoque ainsi le déploiement les unes au travers des autres de toute une série de combi-naisons plastiques d’ensemble dont l’affleurement réciproque atteste bien l’insuf-fisance respective. Aussi le regroupement des différents termes de l’oeuvre, provoqué par la disposition selon une figure linéaire de leurs contours parallèles à la surface du mur, se trouve-t-il bouleversé par leur mise en rapport et leur étagement en fonction de leur plus ou moins grande distance vis-à-vis de celle-ci — imbroglio que renforce encore l’enchevêtrement des intervalles ouverts entre ces termes et le jeu tout différent des vides enclos en ces derniers. Les éléments plastiques de base et les formes constituées inhérents au développe-ment de ]’œuvre deviennent alors la proie d’un noeud d’interférences et d’ina-déquaticns qui les disloquent et les désarticulent de toutes sertes de manières. D’où l’impression de dérive et de flottement que nous suggèrent les constructions de Kemeny. Libérée de son action uniformément régulatrice, la surface du mur y déploie son aptitude à différencier les termes identiques par la seule diver-sité de leur position, afin de rendre plus sensible encore l’infinie complexité du système des combinaisons spatiales. Si bien que l’entreprise conduite par cet artiste répond dans son domaine particulier à la volonté des peintres actuels de se debarrasser à la suite de Tobey, Clyfford Still et Pollock, des entraves et des limitations qu’imposa l’unité régulatrice des deux dimensions de la surface plane, inséparables nous le savons, d’une organisation cohérente de l’espace pictural comme volumes disposés selon la profondeur ou relief défini. Elle s’accorde également à l’effort d’un Pevsner pour mettre mutuellement en question les éléments plastiques de base et les formes définies nées de leurs corrélations concordantes et disloquer du même coup tous les ensembles formels fondés sur l’harmonisation de leur correspondance et de leur opposition. Aussi malgré son caractère singulier l’o-uvre de Kemeny est-elle tout autre chose qu’une recherche gratuite du rare et de l’insolite. Son exposition en ce moment est donc un mérite de plus à mettre à l’actif de Paul Fecchetti dont la Galeri est devenue depuis quelques années un foyer très vivant de recherches pla tiques nouvelles et audacieuses. (Galerie Paul Facchetti.) CHARLES DELLOYE. FIND ART DOC