20 Katherine Kobro. Sculpture d’espace 925-26. Les Expositions par Leon Degand et Pierre Dueguen Précurseurs de l’Art Abstrait en Pologne Albers Joseph Albers, aujourd’hui âgé de près de soixante-dix ans, autrefois l’un o des maîtres les plus efficaces du Bauhaus et qui poursuit à présent son oeuvre ie. d’enseignement aux Etats-Unis, n’est peut-être pas un artiste au sens plutôt romantique du terme. En ce sens que l’on imagine mal Albers en proie exclu-sivement et par prédilection au délire sacré de l’Inspiration. Il semble bien qu’Albers, dans son oeuvre comme dans ses cours aux étudiants d’Allemagne et d’Amérique, s’intéresse avant tout à la connaissance que fournit une expé-rience soutenue du matériau, de la forme et de la couleur, une prospection systématique et patiente de la plastique. C’est-à-dire que, loin d’attendre les lueurs ou les éclairs de la fameuse Inspiration, Albers sollicite tout bonnement l’esprit de création, d’invention. De là, chez Albers, des travaux que l’on est moins tenté d’appeler « œuvres s que des études. Mais des études au sens où on l’entend en musique : des morceaux de pure recherche harmonique, rythmique ou mécanique mais où, par la force des choses, le compositeur finit par exprimer quelque élan secret, quelque charme inattendu qu’il ne pouvait pas ne pas extérioriser. Et cette spontanéité est d’autant plus précieuse qu’elle fut acquise par inadvertance et non au régime de la spontanéité obligatoire, consciente et organisée. Cette tendance à solliciter les possibilités en quelque sorte artisanales et prosaïques de la plastique (avec intelligence et finesse, bien entendu) répondait à l’une des aspirations du vieux Bauhaus d’avant 1933. On la retrouve chez Klee et Kandinsky, interrogateurs passionnés de leurs moyens d’expression par les méthodes les moins romantiques, les moins « délirantes s, les moins « boule-versantes s. Elle a contribué à l’éclosion d’une richesse d’ceuvres, que l’on ne conteste dans aucun des camps actuels de l’art d’avant-garde. Elle apparaît dans les peintures et dessins d’Albers, exposés à la Galerie Denise René. Cette série de dessins au trait, en blanc sur fond laqué noir, sont d’une austérité qui ne suscite guère d’émotion esthétique. C’est de l’investigation habile et presque amusante dans le domaine des surprises, des équivoques de la perspective figurée. Ces traits suggèrent-ils une perspective en creux ou en relief ? Ou convient-il de n’y voir aucune perspective ? On en discutera en laboratoire de psychologie, en analysant les associations d’idées, conscientes ou inconscientes, qui accompagnèrent l’examen des dessins. Cela ne manquera pas de piquant, certes, pour peu que l’on ait de la curiosité pour ce genre d’aventures. Mais l’émotion proprement esthétique aura sans aucun doute beaucoup plus de part dans le plaisir qu’inspireront les jeux de carrés d’Albers, une autre série. L’investigation, cette fois, porte sur un emboîtement, si j’ose dire, de quatre carrés individualisés par des couleurs différentes. Tout l’intérêt réside, et au maximum, dans le rapport des formes et des couleurs. Ici encore on pourrait utilement procéder à des recherches de laboratoire de psychologie. Mais on aura droit, tout autant, au jeu des préférences et des joies esthétiques, parfois même les plus aiguës, les plus hautes. Parfois aussi, et c’est le cas le plus fréquent, aux horreurs de l’indifférence, de l’ennui. En quoi ces peintures ne différent en rien, évidemment, des séries de peintures apparemment plus froides, plus divertissantes, du même auteur. (Galerie Denise René.) Léon DEGAND. Es – Malevitch devenu Malewicz n’a rien perdu de sa qualité ni de son efficience apostolique, bien que polonaise. Il est, par le nom, le clou de l’exposition, malgré le petit nombre d’oeuvres réunies ici. Encore faut-il savoir gré à Denise René de nous donner une occasion de voir ces oeuvres, ce qui arrive rarement quand il s’agit des maîtres ,_de l’art abstrait. MALEVITCH (1878-1935) pourtant ne m’a pas donné un grand choc. Sa pein-ture, ici, est une peinture de théoricien : le catéchisme de l’abstrait. Mais quel poète apôtre ! Il appelle le Suprématisme : « Un sémaphore de la couleur sur la voie de l’espace. e Et comment ne pas aimer la candeur magnifique de ce révolutionnaire qui s’écrie « La couleur du ciel, vaincue par le système supré-matiste, passa au blanc, dont l’existence et l’essence représentent l’infini e ? Et la citation continue, prométhéenne : « J’ai vaincu le fin fond du ciel coloré ; j’en ai détaché le coloris et, l’ayant mis dans un sac, je fis un nœud. Aviateurs de l’avenir, volez Blanc, libres et sans borne ! STRZEMINSKI (1893-1952), de quatorze ans plus jeune, est le fondateur de l’Unisme ou « dépouillement du tableau de tout illusionnisme s. Le fameux carré cadre de Malevitch emplissait d’extase celui-ci, parce qu’il voyait son vide plein d’ « une absence d’objet s. Pour Strzeminski, cette absence est si scrupuleu-sement respectée que la toile de fond suffit dans le cadre, tandis « qu’un tableau abstrait n’élimine jamais complètement les allusions à l’objet s. (Voilà qui va consterner les Robespierre de l’Abstraction intégrale.) Malheureusement, ce vacuum cleaner, ce nettoyage par le vide, n’a que des relations assez négatives avec l’art. Parmi les tableaux unistes (il accordait lui-même que, dans cette voie, on ne pouvait guère peindre qu’une dizaine de toiles !) le plus uniste offre seulement une surface de toile tissée uniforme. Ltecienne René portait, avec beaucoup d’élégance, une robe uniste, qu’elle promenait délibérément sans cadre mais qui l’encadrait fort bien. Cependant, Strzeminski se permettait quelques variations, gaufrant ou perforant son fond de tableau de trous, d’alvéoles, voire le striant de ripple-marks. Vous savez, ces reliefs concentriques que les vagues dessinent, sur les plages, à force de les passer, dépasser, repasser, au flux et au ieflux ? Je me sens un faible, maintenant, pour l’unisme, en évoquant ces pas de la mer sur le sable, cette incessante danse : au fond une pelska ! D’autre part, Strzeminski, dans la seconde partie de sa vie, a quitté l’unisme pour le pluralisme coloré. Frappé de frénésie sacrée, il s’acharnait à regarder le soleil en face et à le peindre, ce que Van Gogh fit également avec une boîte frontale moins résistante. Ce fut le Solarisme ou « la peinture de pos:- vue s. C’était là une expérience plus poussée que l’unisme, synthèse des aspects complexes de la vision, après leur réduction presque à zéro. Mais l’intérêt de laboratoire l’emporte nettement sur le résultat plastique, intérêt considérable néanmoins, exactement de l’ordre des recherches pour lesquelles l’Impression-nisme nous a apporté des « lumières s. La femme de Strzeminski, Katherine KOBRO, était sculpteur uniste. Vers 1931, elle se posait avec son mari le problème de l’espace. Alors que les sculptures de Malevitch (comme celles des artistes du Néo-Plasticisme hollandais) sont des maquettes architecturales gratuites, aux volumes pleins, celles de Kobro sont, au contraire, des volumes ouverts, formant des architectures qui ne limitent en rien l’espace, pas plus qu’un hangar d’aéronautique ou les feuilles d’un palmier. Ce sont des oeuvres ininees et spacieuses, d’une grande sobriété. M. Julian Przybos voit là avec raison une préfiguration de cette architecture à venir « qui ne distinguera plus l’intérieur de l’extérieur s. Je crois même que l’architecture actuelle est sur cette voie, non tant par le volume ouvert que par le volume transparent, tel que le permettent le pan et les briques de verre. BERLEWI, quatrième du groupe « Blok s, est l’expérimentateur de la Mécano-facture, Celle-ci se caractérise par des compositions, où les mêmes éléments sont répétés rythmiquement. Ces éléments purement graphiques viennent nette-ment des tableaux machinistes de Fernand Léger, et leur élaboration a subi l’influence du groupe berlinois « Der Sturm s. Une étude systématique de la gamme des gris accompagne cette facture mécanique, dont l’intérêt ici est surtout théorique. Un Vasarely, chez nous, a lait du graphisme un grand art, sans se soucier de mécano-facture. Non seule-ment il a épanoui la gamme des gris, mais il a su faire chanter en solo, duo, etc., les couleurs intercalaires, avec une virtuosité qui renouvelle la sempi-ternelle pratique des « valeurs s. Enfin il a tiré, du blanc et du noir, de saisissants effets de magie blanche, de magie noire. STAZEWSKI, dernier membre du groupe, a participé en France, en 1931, à l’exposition Cercle-carré. C’est moins un théoricien qu’un praticien charmant. Il a une audace candide, dans des tons aussi difficiles que le bleu, le rose, le vert, tendres comme son cœur ! Une telle exposition est d’un intérêt documentaire et didactique remarquable. Elle prend rang avec bonheur dans les manifestations précédentes de la galerie. Abstraction oblige ! (Galerie Denise René.) Pierre GUEGUEN. Poliakoff Une peinture n’a pas à être musicaliste pas plus que littéraire ; Dieu la préserve de ces relations dangereuses. Il n’empêche pourtant que pour expliquer l’Abstraction au public, l’analogie avec la musique s’impose. D’ailleurs, le lan-gage, musée développable, parlant de l’un et l’autre art, leur a appliqué l’éco-nomie de mots qui porte le nom suave de catachrèse, grâce à laquelle on dit indifféremment, pour la musique et pour la peinture : des touches, des tons, des accords, une harmonie ! sans parler des gammes chromatiques, des dissonances. La peinture pure, l’abstraite, celle où le sujet n’orientant pas l’intérêt ne l’accapare pas en partie, constitue une vraie musique de couleurs. Les figuratifs diraient volontiers pour la minimiser qu’elle n’est que cela. Nous dirons, pour la maximaliser, que dans la célèbre définition de la peinture donnée à dix-huit ans par le nabi Maurice Denis, nous abandonnons volontiers comme superflus : « le cheval de batailie, la femme nue ou la quelconque anecdote s, pour nous consacrer seulement à l’essentiel : « des couleurs en un certain ordre assem-blées • ! Le mystère spirituel de ces couleurs et de leurs accords ouvre d’autant plus directement sur l’infini, qu’il est indéfini, comme dans la musique. C’est en ce sens superlatif que l’un des grands peintres d’aujourd’hui, Serge Poliakoff, le plus peintre-peintre des Abstraits, représente notre grand harmo-niste de la couleur. Ses deux expositions simultanées chez Creuzevault pour l’huile et chez Berggruen pour les gouaches, sont une consécration éolatante de sa plénitude maintenant quinquagénaire. Serait-ce la musique qui l’aurait conduit à sa polyphonie picturale ? Peut-être, mais non pas certes parce que Serge a aussi son violon d’Ingres : une guitare ! Venu à Paris en 1923, il a joué dans les orchestres des cabarets russes en vogue et plus tard à Montpar-nasse. Mais il avait adopté dès dix-sept ans la carrière de peintre. Cependant, quatorze ans après et jusqu’à la fin de son séjour en Angleterre, en 1935, on Albers. Hommage au carré Peinture 1950.