Pour une révision des valeurs par Léon Depand Malraux romance Quand on se rend compte de l’ignorance et de l’incompré-hension qui règnent au sujet de ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux, on ne saurait assez se méfier de ce que l’on semble savoir et comprendre au sujet de ce qui s’est passe autre-fois. Par malheur, cette méfiance est bien la chose du monde la moins répandue, même chez les spécialistes, et le public es, toujours prêt à prendre pour argent comptant les divagations les plus gratuites du moment qu’elles sont pittoresques, évo-catrices, répondent à son attente et flattent sa paresse d’esprit. Aussi le succès de Malraux était-il assuré d’avance quand il s’avisa d’écrire au début de ses Voix du silence et dans l’évident dessein de frapper immédiatement l’imagination du lecteur : « Un crucifix roman n’était pas d’abord une sculp-ture, la Madone de Cimabue n’était pus d’abord un tableau, même la Pallas Athéné de Phidias n’était pas d’abord une sta-tue. » Un peu plus loin il précise : « Aux yeux du peintre seul, la peinture était de la peinture. » Prenons garde : Malraux n’émet pas là une hypothèse. Il affirme, comme s’il tenait toutes les preuves. Or, ces preuves, il ne les possède pas, et pour cause : elles n’existent pas. Mais il faut honnêtement reconnaître que l’on ne possède pas davantage les preuves historiques du contraire. Et c’est, je le crains, sur la très opportune absence de ces preuves contraires que Malraux, inconsciemment peut-étre et comme tant d’aflir-mateurs de « vérités » hypothétiques, fonde sa conviction et espère fonder la nôtre. Cette absence de toute espèce de preuves suffirait déjà pour renvoyer Malraux, sans autre forme de procès, à des cogita-tions un peu moins parentes du roman. Mais suivons Malraux tout de mème dans une voie qu’il nous signale quand il annonce que, pour le peintre seul, la peinture était de la peinture. Malraux admettra peut-être que ce peintre, si jaloux fût-il de son autorité et si bon gardien qu’on l’imagine de ses secrets de métier, n’en laissait pas moins circuler dans son atelier des personnes étrangères à sa profession. Ainsi la femme et les enfants du peintre ne devaient pas ignorer que les Madones n’étaient pas d’abord des Madones, mais des panneaux de bois, recouverts progressivement de pâtes colorées étendues au pin-ceau, et que de nombreux dessins précédaient l’exécution finale. Les domestiques, le cas échéant, ne devaient pas l’ignorer davantage, si balourds qu’on les veuille. Et femme, enfants et domestiques pouvaient etre témoins des rages du peintre en lutte, non avec quelque magie surnaturelle, mais avec de vul-gaires difficultés de métier. Ils n’étaient pas muets non plus et on les entend d’ici entretenir les amis et connaissances des impatiences de travail du maitre. Les fournisseurs des matériaux et objets indispensables pour exercer le métier de peintre devaient encore bien moins ignorer qu’une Madone n’est pas d’abord une Madone, mais une pro-duction humaine, artisanale, artistique exigeant de longs efforts. Les personnes qui passaient aux artistes des commandes de Madones, ou qui étaient susceptibles d’en passer ou de dis-cuter de la bonne exécution du travail fourni, devaient en savoir autant. Et il n’est pas ridicule de supposer que des intellectuels ou simplement des gens de goût (ou qui se croyaient tels) ne manquaient pas d’aller examiner d’un oeil critique et intéressé la nouvelle Madone que l’on venait de fabriquer pour leur église, en partie à leurs frais, et d’en par-ler entre eux : « Elle est plus belle ou moins belle que la précédente, ou que celle de telle autre église, etc. » Avant de procéder à des agenouillements religieux, ils formulaient des jugements qui, pour sommaires et dérisoires qu’ils fussent, n’en étaient pas moins d’ordre esthétique. Et il suffisait de dire que la couleur était brillante ou laide pour émettre un jugement d’ordre déjà pictural. Voilà pas mal de gens pour qui une Madone n’était pas nécessairement d’abord un sujet de vénération religieuse, ou qui ne lui accordaient cette vénération qu’en des circonstances religieuses bien déterminées, en dehors de quoi ils la consi-déraient avec le même réalisme désinvolte qu’ont les enfants de choeur d’atijourd’hui quand ils regardent et manipulent les b – objets du culte en dehors des offices et du regard des prêtres. il est étrange et peut-être même significatif que Malraux, dans ses exemples, s’en tienne a la peinture et a la sculpture, et n’étende pas son propos à l’architecture, à la musique, au costume, à tant d’autres domaines où joue, à des degrés divers de culture, la notion de beau. Estime-cil que, pour un citoyen grec ou du Moyen-Age, d’une certaine culture, le Parthénon ou Notre-Dame de Paris n’étaient d’abord et en toute circons-tance que des lieux et symboles d’un culte, et jamais d’abord des architectes ? Se figure-t-il que celui qui, a ces époques, fredonnait quelque chanson en travaillant etait nécessairement sensible d’abord aux paroles (qu’il ne prononçait peut-etre pas) et non d’abord à la musique ? On pourrait multiplier ces exemples. lis seraient dangereux pour la thèse de Malraux. Pour hypothétiques qu’ils soient, eux aussi, ils n’en démon-trent pas moins que la réalité est vraisemblablement beaucoup plus nuancée qu’une brillante formule, fût-elle de Malraux, don-nerait à le croire. Il est même tout à fait significatif que Malraux, dans son propos, se limite à un crucifix, une Madone, une Pallas, donc a des objets participant d’un culte religieux. Mais pourquoi ne s’est-il pas demandé dans quel esprit le public d’époque regardait la frise des Archers ae Suse, les fleurs de lotus des chapiteaux de colonne égyptiens, les décorations marines (poulpes, etc.) de certains vases égéens, les natures mortes et autres représentations de tant de mosaïques romaines, les tours de nos hôtels de ville du Moyen-Age ? Pour ces objets où la reli-gion n’intervient pas, il est difficile, en effet, de supposer, chez le public d’époque, un nécessaire anéantissement de la capacité d’admiration esthétique par un irrépressible tremblement d’ordre sacré. Que l’on m’entende bien. Je ne prétends en rien, par ces quelques réflexions, prouver l’existence, à ces époques, d’un sentiment esthétique très conscient, très caractérisé, très déve-loppé, très répandu parmi le public. J’attire seulement l’atten-tion des affirmateurs sans preuves sur des points de vue que, de parti pris, ils refusent d’envisager. Je veux les engager à user de la plus élémentaire prudence. Et à ne jamais nous asséner comme certitude ce qui n’est qu’hypothèse. On finira peut-être par m’accorder qu’aux veux d’autres gens que le peintre la peinture était de la peinture. Mais, ajou-tera-t-on triomphalement, ce n’était là qu’une minorité et infime, et, dès lors, incapable de changer quoi que ce soit d’essentiel au fond de l’affirmation de Malraux. Or, cela démolit complètement l’affirmation de Malraux, vu qu’aujourd’hui aussi la peinture n’est de la peinture qu’aux yeux d’une infime minorite. Car aujourd’hui comme autrefois et en dépit du bavardage plus ou moins esthétique que déploie tout un public de faux connaisseurs pour dissimuler sa totale incomprehension, l’énorme majorité des spectateurs est sensible exclusivement à ce que « cela représente ». Sa formation, comme, je le suppose, celle du public d’autrefois, est étroitement figurative. Et c’est pourquoi l’enorme majorité du public d’au-jourd’hui, comme l’énorme majorité du public d’autrefois, ne voit d’abord dans une Madone que la Madone qu’elle représente, un objet du culte, et n’y verra souvent rien de plus. Les édu-cateurs de ce public le confirment, d’ailleurs, dans cette limita-tion et, jusque dans les musées, imaginaires ou non, ils lui répètent que la représentation est la fin, la plastique le moyen et qu’un honnête homme ne s’intéresse qu’aux fins. Contrairement donc à ce que prétend Malraux, la situation d’aujourd’hui ne paraît guère différente de celle d’autrefois, sauf peut-être que la minorité d’aujourd’hui est un peu moins minoritaire que celle d’autrefois, encore que cela non plus ne soit pas démontré du tout. Et s’il existe aujourd’hui une ten-dance à voir d’abord une peinture dans une peinture, elle est sans cesse combattue par un obscurantisme militant. Cet obscurantisme, on peut se demander, du reste, si Mal-raux ne s’en fait pas innocemment le serviteur bénévole quand, dans ses Voix du silence, il parvient à ne tenir aucun compte de l’art abstrait, cet art d’aujourd’hui. Léon DEGAND. Lardera. Miracle » n° 2. Cuivre 1956 (Collection pantenne •e, lem  »lr’ ‘