Pour une révision des valeurs par Léon Degand Mondrian à Paris en 1951 Le monde des arts plastiques est un perpétuel sujet (l’étonnement. Mondrian (né à Amersfoort, Hollande, en 1872) habita Paris de 1911 à 1914 et de 1919 à 1938. (Ce sont les dangers de guerre qui le firent émigrer. Il mourut à New-York en 1944.) C’est à Paris que Mondrian reçut la révélation du cubisme, si importante pour l’évolution de son art. C’est à Paris qu’il réalisa la majeure partie de son oeuvre néo-plasticienne. C’est à Paris que cet autre Néerlandais néo-plasticien, Van Doesburg, avait choisi de vivre. Le néo-plasticisme, création de Mondrian, l’une des étapes les plus décisives de l’art moderne, de l’art abstrait, de l’art d’aujourd’hui. Mondrian, l’une des références les plus hautes et les plus fréquentes de tous ceux qui s’inté-ressent véritablement à l’actuelle transformation des arts plastiques. On aurait pu croire que cette ville qui avait tenu tant de place dans la vie de Mondrian et du néo-plasticisme, que cette capitale mondiale des arts plastiques, que ce centre permanent des recherches d’avant-garde dont s’enorgueillit la France (presque toujours avec cinquante ans de retard, mais c’est nor-mal), que ce Paris aurait eu depuis longtemps la curiosité de connaître enfin l’oeuvre du si discret Mondrian. On aurait pu croire que le Musée d’Art Moderne de Paris, dont la mission parisienne, française, mondiale est de montrer au public les divers aspects de cet art moderne qu’il prétend servir, aurait depuis longtemps mis sur pied la plus complète et la plus édi-fiante des expositions Mondrian. (Il aurait suffi, par exemple, de reprendre la très belle rétrospective Mondrian organisée en 1955 par le Musée Municipal de La Haye). Mais, comme dit Cocteau, le Français ne consomme ses primeurs qu’en conserve. Et c’est ainsi que tout le mérite d’une première exposition Mondrian à Paris revient, en 1957, à la Galerie Denise René, qui a offert l’hospitalité à l’ensemble d’oeuvres que M. Sandberg avait constitué pour la Biennale de Venise de 1956, et que l’on devra beaucoup de gratitude aussi à la Galerie Daniel Cordier qui, simultanément, a présenté des oeuvres figuratives de Mon-drian, datant d’avant 1911 et appartenant (qui l’eût cru !) à des collections privées parisiennes. Il n’est un secret pour personne que Mondrian est, à Paris, l’une des bêtes noires de tout le parti picturalement réaction-naire, lequel, il est vrai, c’est une justice à lui rendre, n’a pas vu beaucoup moins de peintures de Mondrian que maints spé-cialistes des milieux d’avant-garde parisiens. Mondrian est, en effet, pour les uns comme pour les autres, sauf de rarissimes exceptions, à peu près exclusivement une étiquette que l’on brandit à l’occasion pour confondre l’adversaire. Au mieux, la connaissance de Mondrian est le plus souvent purement théo-rique, réduite à l’examen de quelques reproductions en noir et blanc. Cette situation va-t-elle changer ? Sans doute sera-t-on désormais sans excuse, à Paris, de ne pas savoir que Mondrian, comme l’énorme majorité des jeunes peintres d’aujourd’hui, était, à trente-huit ans, encore fort loin de s’être trouvé et que le bouleversement profond du néo-plasticisme ne fut pas le produit d’une explosion spontanée. On devra savoir aussi que l’évolution du cubisme ne peut se concevoir pleinement si l’on ne tient aucun compte du passage si personnel qu’y fit Mondrian, de l’intelligence, de l’exquis raffi-nement, de l’intrépidité dont il y témoigna. Et le spectateur parisien aura pu prendre notion par expérience directe, au vu des peintures elles-mêmes, de cet absolu plastique dont Mondrian fut le héros, le héros peut-être défaillant lorsque, en fin de carrière, ému par l’éblouissement de New-York et de la vie américaine, il composa ses deux New-York city et ses deux boogie-woogie. Mais si l’on connaîtra mieux, ou moins mal, l’oeuvre de Mondrian, il n’est pas certain du tout que la valeur de Mondrian, en tant que symbole, en sera modifiée. Picasso est devenu le symbole pour ainsi dire populaire de tous les défis au bon sens pictural communément admis. Le symbole qui s’attache à Mondrian ne dépasse pas encore, en rayonnement, les limites de cercles artistiques assez restreints, mais son activité, pour sourde et comme souterraine qu’elle soit en général, n’en est pas moins d’une très étrange efficacité, et elle est à la fois d’ordre pictural et psychologique. Ce que l’on a le mieux compris et, au besoin, flairé chez Mondrian, tant du côté de ses partisans que de ses détracteurs, c’est qu’avec lui l’abstraction démontre de la façon la plus spectaculaire et, en quelque sorte, la plus irrémédiable qu’elle ouvre une nouvelle ère des arts plastiques, intégralement étran-gère à l’ère figurative. La peinture néo-plasticienne de Mondrian ne laisse paraître et ne suggère, de la part de son auteur, aucun regret, conscient ou inconscient, de la figuration ou de quelque pensée ou arrière-pensée figurative. Le rectangle de Mondrian, plus encore que les cercles des Delaunay, pourtant si évidemment catégo-riques, coupe toute espèce de relation spirituelle avec la concep-tion figurative. La profondeur, le relief, la fameuse troisième dimension, les effets de la pesanteur, tout cela n’est plus, et plus même à l’état de souvenir. Aucune perche figurative n’est tendue. On sent une décision irrévocable, la- preuve indiscutable de l’autonomie picturale acquise de vive force par l’abstraction. Or, cela même que les disciples et les admirateurs de Mondrian savourent avec délices, les sectateurs aveugles de la figuration et tant de « semi-figuratifs » gênés aux entour-nures l’éprouvent douloureusement, parfois jusqu’à l’angoisse la moins feinte. Mondrian leur apparaît comme une espèce d’antéchrist pictural, contre lequel aucune ruse, si puérile soit-elle, ne saurait se négliger. Pour peu, ils se signeraient devant ses peintures. Et ceux qui se pencheront plus tard sur la psy-chologie de l’art de notre époque apprécieront, entre toutes, l’argumentation spécieuse de nos « semi-figuratifs », n’admet-tant l’effort de Mondrian que pour mieux le repousser dans un passé révolu, et ne le rejetant dans ce passé que pour s’assurer contre le danger de l’en voir un jour surgir avec des forces intactes. Ce Mondrian, symbole exécré d’une abstraction exé-crable, il est fort probable que les actuelles expositions n’en dissiperont pas l’image infernale. Quel que soit pourtant le ridicule de ces terreurs de faibles, nous n’avons pas le droit, nous, défenseurs de Mondrian, de ne pas nous poser ouvertement la question cruciale et qui doit certes hanter périodiquement la plupart d’entre nous : l’oeuvre néo-plasticienne de Mondrian n’est-elle qu’une démonstration militante de l’existence de la pensée abstraite, ou est-elle aussi un instrument de délectation, cette invitation au plaisir supé-rieur que nous attendons de toutes les peintures que nous aimons ? Notre amour de l’oeuvre néo-plasticienne de Mondrian est-il exclusivement platonique ou non ? Est-ce une réalité ou une fumisterie de combat ? Serions-nous dupes de quelque enthousiasme purement théorique et de commande ? Il convient là de s’en remettre, si possible, à quelque impres-sion produite par surprise, comme celle qui me fut imposée en pénétrant dans la salle Mondrian à la Biennale de Venise de 1956. Après une visite professionnelle à tant d’oeuvres que réunit cette vaste foire, à tant de variétés dans la personnalité, à tant çle degrés dans la qualité, les peintures de Mondrian m’appa-rurent tout à coup dans leur vérité la plus nue, la plus neuve. Certes, elles se situaient dans le passé : mes connaissances his-toriques me le rappelaient. Mais, en tant qu’oeuvres installées dans le présent d’un spectateur actif, elles gardaient une inal-térable noblesse. Leur densité rayonnait. Le Mondrian néo-plasticien, ce cistercien de la peinture, ne s’était pas ruiné par l’ascétisme. Sa richesse était intérieure et contrastait, dans sa dignité toute plastique, avec la multitude des vains efforts déployés pour paraître élégant, brillant, séduisant. Mondrian rendait meilleur le visiteur de la Biennale. Léon DEGAND. FIND ART DOC