Les expositions à Paris Picasso, o=uvres de 1955 et 1956 Il n’est de critique véritable que sincère et, autant que possible, lucide. Force m’est donc bien d’avouer sans ambages que cette dernière exposition de Picasso, organisée par Kahnweiler pour inaugurer les nouveaux locaux de la Galerie Louise Leiris, ne m’a pas procuré les sentiments exaltants que je me renouvelle chaque fois que je rencontre telles peintures cubistes de Picasso de n’importe quelle période, telles de ses natures mortes de 1922-24, telles de ses figures féminines de 1945-46. Ce qui nous a toujours remués dans les oeuvres de Picasso, nous qui ne cesserons de les défendre contre la stupidité passée, présente et future de leurs détracteurs systématiques, c’est un certain « nerf », une certaine dose et une certaine qualité, toutes deux imprévues, de l’invention. Ces vertus émi-nentes, nous les découvrions jusque dans les pochades les plus désinvoltes et les plus distraites de Picasso, jusque dans ses oeuvres ratées. Aussi ne pouvons-nous nous empêcher d’exiger aujourd’hui encore que Picasso, dans tout ce qui sort actuellement de ses mains, demeure à son plus haut degré, non nécessairement de réussite, mais à tout le moins de puissance et d’acuité. Or, là nous nous heurtons peut-être à la nature intime de Picasso. Picasso est, sauf erreur, aussi peu que possible un artiste qui, devant son chevalet, éprouve le besoin de se déclarer en train de bâtir un chef-d’œuvre. Quand il dit : Je ne cherche pas, je trouve, il ne sacrifie pas au vain plaisir de la boutade, comme le voudrait sa légende, il constate, de la façon la plus simple et la plus claire du monde, un fait personnel. Quand, dans le film de Clouzot, il nous fait témoins des avatars malheureux d’une grande composition picturale, il ne se livre pas à des effets de mise en scène, pieusement enre-gistrés par son cinéaste, il confesse tout bonnement sa manière aventureuse et coutumière de travailler. Car, au fond, le secret de Polichinelle de Picasso, c’est qu’il peint, dessine ou édifie une sculpture comme il peut, comme bon lui semble, comme le hasard et sa santé le lui permettent, en toute liberté d’esprit ou de technique, sans préjugé, sans honte de lui-même, avec le plus parfait des naturels. Si le résultat est réussi, tant mieux. S’il ne l’est pas, tant pis. Le spectateur, amateur pur ou marchand de tableaux, se débrouillera selon ses possibilités, de préfé-rence, tout de même, avec compréhension et bonne foi. L’essentiel pour Picasso, et je crois bien ne pas me tromper, c’est de ne pas s’ennuyer au travail. Et, de toute évidence, un travail au ralenti doit l’excéder. Seller. Gouache (Gaterie Roque) Prassinos. Ces peintures à l’huile sur papier, noir sur blanc, paraissent être les pages d’un monumental carnet de croquis. Le peintre a saisi sur le vif, peut-être sur le motif même, ses impressions les plus spontanées. Cela vaut par une espèce de sombre fraîcheur, un peu sauvage, par un air de récréation qui n’exclut pas la méditation mais, non plus, le souci de ne pas lasser la conscience. Il ne reste plus qu’à connaître les œuvres auxquelles ces exercices mèneront. (Galerie de France.) L. D. Charlotte Calmis. Charlotte Calmis expose à la Galerie 93 quatre années de peinture. D’origine syrienne, cette artiste vit en France dans le sympathique Saint-Tropez, c’est-à-dire que rien de ce qui se passe à Paris ne lui échappe. Sa peinture, où le tempérament oriental s’affirme superbement, a donc suivi les évolutions de l’art abstrait lui-même, auquel d’emblée elle adhéra. Alors qu’un Rezvani, qui promettait tant, de plus en plus se fige et marche visiblement à contrevoie, Charlotte Calmis garde dans ses compositions une grande intensité de vie, la chaleur dans la couleur. Si le tachisme de ses dernières toiles révèle son âme de Bacchante, la construction solide des toiles plus anciennes n’est pas absente de ces énormes grappes dionysiaques qu’une treille invisible tient en suspens. Il faut louer Charlotte Calmis d’une grande variété d’expression, nulle expo-sition n’est moins monotone. Chaque tableau est d’ailleurs mouvement. Sa pein-ture danse, non sans quelque ésotérisme, mais bon enfant, à la Carteret. La Ponche, Dieà merci, n’est pas le nirvanah ! (Galerie 93.) P. G. Anthoons. La sculpture d’Anthoons est d’un artiste méticuleux, précis, amoureux de son métier. Il n’est détail apparemment si secondaire de ses sculptures où, en s’approchant, on ne découvre les traces visibles d’un patient travail du sculp-teur, de soins particuliers et prolongés. On passe la main sur les surfaces longuement caressées par l’outil, et l’on sent que vraiment rien n’a échappé à la vigilance d’un esprit polisseur — je parle d’un polissage mental, non matériel. Cela répond, me semble-t-il, aux exigences d’une sculpture comprise comme devant être avant tout le résultat d’opérations ressemblant le plus inti-mement possible à celles de la nature fabriquant certaines de ses merveilles spontanées, de beaux galets, par exemple. On aimerait cependant que, sortant de temps à autre de lui-même, Anthoons craigne moins de bousculer, de violenter son matériau, bois ou pierre, qu’il lui prenne quelque rage et la traduise rudement dans la forme, qu’il aille au-delà de l’effleurement. En d’autres termes, qu’il assume quelques risques supplé-mentaires. (Galerie Simone Heller.) L. D. Fort bien. Mais quelque chose nous gêne : ce tri, dont Picasso ne semble guère se soucier, nous ne pouvons, nous, ne pas nous en soucier. Nous assistons, comme Picasso, aux diverses variations qu’il tire d’un même thème (femme assise, coin d’atelier, nature morte), mais nous éliminons, nous, les versions les plus faibles. Car puis-je me dispenser de chercher dans chaque trait, chaque touche, chaque choix de couleur une signification dont la présence me paraît indispensable pour m’émouvoir ? Et, dans ces conditions, puis-je ne pas être déçu quand très visiblement le peintre, lui, ne s’est ému de rien et, dans sa toile, brille par son absence ? Déception relative, bien sûr, et dans le cas seulement où nous comparons Picasso à lui-même, à ses moments les plus aigus. Car, comparé à certains de ses voisins d’étage dans l’histoire de la peinture moderne, Picasso seit être écrasant. En l’occurrence, est-ce à dessein ou par hasard que les peintures idtitulées L’atelier (1955) et Femme clans l’atelier (1956), sans compter bien d’autres expo-sées chez Louise Leiris, suscitent invinciblement le souvenir de Matisse par certaine façon de sertir l’aplat d’une zone réservée de blanc, par certain style « décoratif ›. dans la suggestion d’un intérieur, par certain climat très « Côte d’Azur » avec palmiers ? Oui, sans doute, c’est une atmosphère bien connue que Picasso nous restitue là, mais radicalement revue et corrigée. C’est Matisse, après tant d’autres modèles, qui fait cette fois les frais de la coutumière réassi-inflation picturale. C’est Matisse repensé. Cela ne manque pas d’un secret humour, voire d’ironie. Les légères et graves élégances du Fauve sont malmenées d’un pinceau qui n’a cure de considération distinguée. Les rêveuses compositions de la Modiste font place à de fermes structures, parfois d’un baroque souligné (emprunté au décor quotidien du peintre à Cannes). Dans le domaine de la couleur, aux affirmations du goût se substituent les répliques du tempérament. Enfin, coïnci-dence ou non, aux timides et molles Odalisques de Matisse, maniérées et de bonne compagnie, répondent quelques Femmes en costume turc (1955) où Picasso recourt à toute la gamme de ses déformations expressives. Si certaines des toiles exposées chez Kahnweiler excitent surtout par ces piquants rapprochements et la victoire qu’y remporte le vieux dompteur de gloires à remodeler, d’autres, on ne saurait l’oublier, comme Femme assise près de la fenêtre (162 X 130, 11-6-56) ou L’Atelier (89 X 116, 2-4-56), valent par l’éternel miracle spécifique de toute peinture. (Galerie Louise Leiris.) L. D. Prassinos. Huile sur papier 1956 (Galerie de France) Les dessins du sculpteur Gonzalez. Gonzalez est, parmi les grands sculpteurs qui décidèrent des nouvelles orien-tations dont nous sommes encore tributaires, l’un des plus mal connus. Cet homme fut trop discret de son vivant et, mort, sa réputation n’atteint pas encore celle, pourtant modeste, de ses pairs également décédés. Car il est inutile d’entretenir d’agréables illusions : Laurens ne connut de gloire qu’auprès d’une minorité d’esprits d’avant-garde et Brancusi vient d’être, dans les journaux à gros tirages et même dans les hebdomadaires qui s’intéressent aux arts plas-tiques, l’objet de notices nécrologiques des plus confidentielles. Au reste, peut-on citer un seul sculpteur dont le nom hante un assez grand nombre de mémoires ? Oui, Phidias. Phidias qui n’est justement qu’un nom, vu qu’aucune de ses sculptures n’est parvenue jusqu’à nous. L’oeuvre sculptée de Gonzalez, en dépit de quelques rétrospectives et bien que sa Montserrat orne un lieu public d’Amsterdam, n’obsède donc pas encore le public. Que dire alors de ses dessins, que Berggruen révèle aux Parisiens ! Ces magnifiques expressions graphiques, où la couleur intervient parfois, méri-teraient cependant une étude détaillée, parallèle à celle du développement de la sculpture dont elles sont souvent les annonciatrices. En attendant on consultera le délicieux catalogue, comprenant une dizaine de reproductions en couleurs et une introduction lucide et enthousiaste de Georges Salles, que le même Berggruen vient d’éditer à l’occasion d’une très précieuse exposition. Les dessins de Gonzalez sont à ses sculptures ce que serait le carnet de notes d’un romancier à ses romans : le lieu de fixation des diverses étapes que suivent les idées en cours. Mais Gonzalez ne se contente jamais d’un griffonnage, d’une sténographie par lui seul intelligible. Dans chacun de ses dessins Gonzalez embrasse la totalité du problème que sa sculpture résoudra peut-être un jour, il trouve le rythme général, il exprime la nature prof onde de l’émotion qu’il entretient. Chaque dessin de Gonzalez constitue ainsi, en même temps qu’un repère dans l’évolution de pensées sculpturales, une oeuvre possédant une valeur complète en soi. Il semble même qu’au cours des deux dernières années de sa vie, alors que la guerre lui interdisait physiquement et moralement toute espèce de travail de sculpteur, Gonzalez ait reporté sur le dessin seul l’ensemble de ses forces créatrices. On devine que plusieurs projets monumentaux l’obsédaient où il proclamerait, avec un lyrisme vengeur et vigoureux, une immense horreur des carnages et des crimes contre l’humanité. Gonzalez atteint là au sommet de son art de dessinateur et nous laisse un testament dont tous les éléments sont d’une importance considérable tant pour l’histoire du dessin que pour celle de là scuplture moderne. Il faut donc espérer que l’exposition de la Galerie Berggruen ne sera qu’un point de départ pour de nouvelles expositions et de nouvelles etudes. capables de donner à toute l’oeuvre de Gonzalez le rayonnement qu’elle Berggruen.) mérite. (Galerie p L. D 10111,11e