Guy Habasque L’ARTISTE ET LA SOCIÉTÉ Pierre Guéguen Discussion autour d’un magnétophone Sur le thème de « L’artiste et la Société y, proposé par Nicolas Sclkiffer, s’est tenue à nos bureaux, entre MM. André Bloc, directeur de notre Revue et de « L’Architecture d’Au-jourd’hui y, Pierre Guéguen et Guy Habasque, critiques d’art, Nicolas Scheiffer et Victor Vasarely, plasticiens, une discussion qui fut enregistrée au magnétophone et que nous publions ci-contre. THEME PROPOSE POUR LA DISCUSSION. 1 ) Y a-t-il aujourd’hui une scission entre les deux ten-dances principales (automatistes et constructeurs) ? 2) Existe-t-il une rupture entre les conceptions classiques (automatistes, expressionnistes, impressionnistes ; tous roman-tiques) et dynamiques progressistes (cinétiques, spatiaux, spatiodynamiques, mécanistes, etc.) dans l’art abstrait actuel ? 3) Les automatistes, c’est-à-dire les expressionnistes, im-pressionnistes romantiques, pàtistes et tachistes, sont-ils les derniers représentants de l’école romantique et, par consé-quent, le dernier carré défendant les concepts et les techniques classiques de l’art ? 4) Les cinétistes, spatiaux, spatiodynamiques, mécanistes consomment-ils nettement une rupture aussi bien sur le plan conceptuel que sur le plan technique ? 5) De quelle façon peut-on intégrer dans une synthèse socialement ‘valable les oeuvres de ces diverses tendances ? 6) L’oscillement de régression en progression et vice-versa de la société se traduit-il par certaines expressions artistiques et tout spécialement le tachisme ne représente-t-il pas un phénomène de régression qui se délivre par des jets automa-tiques pour décharger le subconscient collectif ? 7) Les tendances constructk es préparent-elles les fonde-ments d’un progrès social basé sur la distribution et la diffu-sion massive des biens esthétiques, principe contraire aux pièces uniques défendues par des romantiques ? Vasarely 0 André Bloc O Nicolas Schdffer 16 O Guy Habasque 0 Pierre Guéguen SCHOFFER. — Y a-t-il aujourd’hui scission entre deux tendances, je veux dire entre automatistes et constructeurs? Si j’ai posé cette question, c’est que la Société évolue vers un mode de vie où les spécifications se multiplient. Dans les diverses branches d’activité, dans les divers métiers, on relève un morcelle-ment qui n’épargne pas le monde de l’art où l’on distingue des tendances diamé-tralement opposées, chaque branche tournant pour ainsi dire le dos à l’autre. Je crois que cette scission n’affecte pas seulement le domaine esthétique, mais pose un problème social. Cela signifie quand même une évolution et je considère que ces deux tendances sont représentées par les automatistes ou tachistes d’une part, de l’autre par les constructeurs qui sans avoir de programme commun se trouvent réunis dans un certain ordre de recherches. J’aimerais savoir ce que Guéguen, par exemple, pense de cette scission. GUEGUEN. — Je crois ces deux groupements imaginés assez arbitrairement en opposition l’un avec l’autre. Il y a des constructeurs et des partisans de l’auto-matisme des deux côtés. Les contrastes sont assez naturels et donnent son caractère à une époque. SCHOFFER. — Oui, je trouve aussi que le contraste existe, mais il devient si antagoniste qu’il ne reste finalement aucun rapport entre les deux tendances et donc aucune possibilité de fécondation mutuelle. BLOC. — Si vous le permettez, je pense qu’il est toujours bon d’étudier les problèmes en eux-mêmes et non à travers des textes ou des propos. Or, dans le questionnaire préparé par notre ami Schbffer, je relève deux mots dont je voudrais bien avoir la définition: automatistes et constructeurs. Pour moi, il y aurait scission s’il y avait réellement d’une part les automatistes — en ad-mettant qu’on ait pu définir ce dont il s’agissait — et d’autre part les construc-teurs — en admettant également qu’on ait précisé cette notion de construction. Mais pour l’instant je vois le monde beaucoup plus complexe que cela et je pense que séparer les artistes en deux catégories différentes serait une solution elle-même peu constructive. Il ne faut pas oublier que le questionnaire établi par Schèffer s’intitule L’Artiste et la Société ; j’aimerais donc que l’on précise, avant d’entrer dans le détail, ce que l’on entend par les rapports de l’artiste avec la Société. SCHOFFER. — Les définitions d’automatistes et de constructeurs sont au fond assez simples. Les automatistes sont des artistes qui utilisent de préférence les réflexes neuro-musculaires qui, en somme, sont des prolongements immédiats et spontanés de l’inspiration, projetant sur une surface ou dans l’espace la transposition visuelle de leurs émotions sans superposer à ce travail — à mon avis préliminaire — une construction, une architecture qui donne à l’oeuvre une plus-value, un contenu esthétique, une possibilité de survie. GUEGUEN. — Comment un Van Gogh, par exemple, composait-il, je vous le. demande. Dans quelle tendance le classeriez-vous ? SCHOFFER. — Le cas de Van Gogh est différent. A son époque, il n’y avait pas de scission. C’était un automatiste au départ, mais aussi un constructeur. BLOC. — L’exemple de Guéguen montre précisément que les choses sont étroitement enchevêtrées. Comment faire la part de l’automatisme et de la construction. En fin de compte, chaque artiste s’exprime à sa façon, selon son tempérament. La part de la raison, celle de la poésie et du sentiment s’enche-vêtrent étroitement. Dans la peinture dite construite, quand il n’existe pas de sensibilité aiguë, pas de sens de création poétique, l’oeuvre reste étrangère à l’ART. HABASQUE. — A mon sens, il n’y a pas de scission théorique, mais une scission de fait. Comme il en existait une aux alentours de 1910, par exemple, entre les-cubistes qui représentaient l’avant-garde et ceux qu’on appelait alors les post-impressionnistes et qui exploitaient les « tics v de l’Impressionnisme. Pour moi, la scission actuelle provient simplement du fait que ceux que Schéffer appelle les constructeurs sont de vrais créateurs, alors que ceux qu’il appelle automa-tistes se contentent d’exploiter une veine déjà connue. Au lieu de se préoccuper du contenu de l’oeuvre, ils se figurent que pour faire de l’art il suffit de renoncer à la figuration. La véritable scission n’est pas entre deux tendances théoriques, mais entre ceux qui exploitent d’anciens moyens d’expression et ceux qui s’efforcent d’en créer de nouveaux. BLOC. — Il me semble que chez ceux que vous appelez automatistes, il existe une confusion non voulue. Leur art se rapproche davantage de l’art expressionniste que de l’art abstrait. Il séduit certains amateurs qui ne vont pas jusqu’à l’art abstrait tel que le conçoivent les constructivistes. HABASQUE. — Bien entendu. Mais je demande si ceux qui à l’heure actuelle refont ce qu’ont déjà fait à une certaine époque Larionov et Gontcharova ou le Kandinsky de la première période n’en sont pas au même point que ceux qui en 1910 continuaient à peindre les ombres colorées et des reflets évanescents à la manière impressionniste. Dans aucun des deux cas, il n’y a d’apport nouveau. VASARELY. — Je me rallie à la thèse de Scheiffer et de Habasque et j’ajoute qu’on assiste dans le monde de la peinture à un phénomène bien plus ample qu’une querelle d’école. Il y a rupture, comme d’ailleurs partout dans les groupements humains jusqu’ici cohérents. La cause? Probablement la deuxième révolution technique de l’Occident, qui a pris des proportions mondiales. Le tableau de chevalet (deux fois mort déjà : Malewitch, Mondrian), qu’il soit figuratif, abstrait ou tachiste, appartient à la lignée traditionaliste des Beaux-Arts. je l’appellerai « la fonction poétique a. Mais la plastique contem-poraine déborde le cadre. Les synthèses architectoniques et les techniques ciné-matiques sont multidimensionnelles et expansives, grâce précisément aux tech-niques. Elles créent des fonctions nouvelles et multiples qui ne sont pas à comparer avec la bonne vieille peinture. GUEGUEN. — Est-ce qu’alors cette discussion d’esthétique ne va pas donner à la technique une part prépondérante, qui revient aux oeuvres et à l’indivi-dualisme de l’artiste ? VASARELY. — C’est ce que j’aimerais ! HABASQUE. — Je crois personnellement que c’est par la technique que les arts progressent. VASARELY. — L’oeuvre d’art et sa technique ne font qu’un… BLOC. — Je pense que pour clarifier ce débat, il faut que nous nous FIND ART DOC