BRANCUSI C. Méditation sur l’oeuvre brancusien par Pierre Guéguen. Le plus grand statuaire du siècle est mort, dernier fleuron du classicisme, premier fleuron d’une abstraction d’avenir. La sculpture millénaire finissait en romantisme, l’abstraction allait rendre à la forme sa pureté originelle. Tel un Christophore, Brancusi, Roumain de la grande Danube, souleva sur sa dure épaule un art de masse statuaire serrée, hermétique, et le transborda sur l’autre rive, où d’autres bâtisseurs inventaient une sculpture de mouvement et d’espace. Aujourd’hui, dans la pureté glaciale de l’absence, détachés pour toujours de lui, les chefs-d’oeuvre de Brancusi s’alignent avec fierté sur les leurs. Ainsi se fetrouvent côte à côte l’antique statuaire d’opacité, de domi-nation fermée, ésotérique et la sculpture nouvelle ouverte, exotérique, de dyna-misme et de participation. Quand une des premières aurores de l’art se leva sur la mer violette, des artistes anonymes sculptèrent des têtes lisses et ovales et aussi ces corps féminins acéphales, galbés en violons, comme si ceux-ci fussent l’abstraction inspirée de ceux-là. Brancusi ressuscite l’esprit de cette civilisation égéenne, dont la critique pénétrante de Carole Giedion l’a rapproché. De plus, n’est-il pas étonnant d’apprendre, comme s’il en avait puisé le cliché en quelque fabuleux inconscient collectif, que ce futur sculpteur , de génie, élève d’une école de charpentiers, construisit tout seul un violon, c’est-à-dire des courbes mathématiques chantantes, comme il l’eût teillé dans le marbre, deux mille ans plus tôt ? Au début de notre siècle XX, la sculpture occidentale était bien loin de l’art sacré des Cyclades. La statuaire si expressive d’un Daumier, d’un Rodin achevait d’en faire une illustration réaliste de plus, à une innombrable litté-rature plastique. Jamais la sculpture n’avait été plus distante de sa majestueuse fille, celle qui possède sa même chair et sa même âme, — l’architecture. Alors, du fond de l’Europe, arrive un jeune paysan tenace, un mystique aux yeux de faune. Il est peintre hiératique. Son aquarelle : Princesse X, reproduite ici, qui sonne si grandiose, fait songer à Byzance. Deux ovales dessinent les avant-bras ; les mains repliées allongent leurs faisceaux de doigts ongles, qui s’allongent eux-mêmes en becs aigus d’oiseaux. Il est sculpteur post-égéen. Il est architecte, et sa sculpture sera archisculpture. Comme les plus grands sculpteurs de son temps, et notamment les artistes abstraits, spiritualistes d’instinct, il a le sens de ce qui ne passe pas et l’intui-tion des essences éternelles. Il croit au Démiurge de Platon, au Maître des Archétypes d’où les formes sont sorties, parce qu’il est lui-même un Démiurge, à la recherche de la forme idéale. Brancusi nous ramène à ce Souverain Bien qui est aussi le Beau, autre meilleur, le même ! Le Grand Architecte a créé le monde d’après une mathé-matique sublime et rigoureuse, devenue biologie fiévreuse, nombreuse et relâchée, admirable toujours, mais à condition que notre esprit continue de comprendre et que notre coeur, sous prétexte d’amour, avec il•-itre chair ne se vautre. De Brancusi, primitif et du grand Henri Rousseau, nad, à la midinette qu’incarnent tant d’artistes médiocres, il y a un abîme. L’ceuvre brancusien est consacré tout entier à la recherche de la signature divine effacée, ou plutôt en filigrane dans la création. L’histoire de cet oeuvre est celle de la découverte d’une géométrie spirituelle à travers les avatars de la figuration. Sa beauté, celle, en de petits formats le plus souvent, de grands hymnes plastiques. Ce spiritualiste, ce disciple à des mille ans de distance, d’un Milarepa thibétain, ce grand artiste avait un sens sensationnel de la matière, un sens des choses élémentaires, des effluves telluriques, des forces chtoniennes que la privation du contact avec la terre, dans les villes, les écoles, les administra-tions, remplacent mal par des mémoires fichières, des intelligences mécaniques et de la bourre de mots, chez de pauvres âmes en uniforme. Brancusi eut le bonheur de naître dans un village au pied des Karpathes, à l’ombre de l’impressionnante sculpture des montagnes. La forêt, aussi, était pour lui une chose familière, comme une autre maison. Il la retrouvait dans le bois dont cette dernière était faite. A l’école de charpente, il la bûcheronne à la cognée et à la hache. Scieur de long et de court, raboteur et varlopeur, amenuiseur depuis l’enfance, les planches étqient son autre pain quotidien, 4 Devenu sculpteur, son atelier en bois renferma toujours des billes trapues, voire de longues grumes. Celles-ci parfois écumaient de sève et poussaient des pousses au printemps, comme si elles se fussent senties revivre chez cet homme à barbre de patriarche, qui sentait la sciure, leur chair fraîche. Adolescent vagabond, il hanta les forges dans les villages. Ce sont là-bas de rustiques temples du feu, dressant leur quatre piliers en plein air, au milieu de la placette. Il apprit à forger le fer et y excella. Plus tard, il acquerra la science des fèvres modernes, des Gonzalez, des Pevsner, des Calder, tous Vulcain du chalumeau oxydrique. Il ajoutera aux métaux du sculpteur et sera le premier à employer l’acier inoxydable. II forgera lui-même ses outils, ne cessant jusqu’à la fin d’en inventer, véritable ferronnerie d’art, limée et polie avec soin, dont les petites panoplies mériteront d’être à l’honneur comme elles ont été à la peine. Ce matériau est pour lui si vivant qu’il ne saurait se priver (ni le priver) de la taille directe. Il dit de celle-ci qu’elle « est le vrai chemin vers la sculpture, mais aussi le plus mauvais pour ceux qui ne savent pas marcher ». Il ajoute, conscient des relativités de toute technique : « Et à la fin, taille directe ou in-directe cela ne veut rien dire, c’est la chose faite qui compte. , Pour lui, « le poli est une nécessité que demandent les formes relativement absolues de certaines matières ». Le poli du métal, le poli de la pierre devaient pour lui représenter deux lumières, deux mondes. Il est curieux de voir que Brancusi, qui au courant d’une carrière de 70 années a finalement produit peu d’oeuvres, leur a donné à presque toutes une version en bronze poli et une version en marbre, parfois même en deux marbres différents. A cause sans doute du caractère de « formes relativement absolues » de ces oeuvres, il les a fidèlement reproduites, trouvant que chacune des matières se chargeait de les qualifier différemment. Rien n’est plus vrai pour toute sculpture ; mais l’est encore bien davantage pour la sculpture abstraite ou semi-abstraite comme la brancusienne, dont les formes arrondies et continues étalent la nudité du matériau sur des surfaces sans accident, de telle sorte que son grain, son tissu, leur matité ou leur brillant chantent à plein. Quand Brancusi eût vingt ans et qu’il se présenta à l’Ecole des Beaux-Arts de Bucarest, il allait avoir à pétrir, modeler ou tailler, non plus la nature brute qu’il connaissait si bien, mais les matériaux de transposition du sculpteur : la glaise, le plâtre, le bloc de marbre, la chair morte où l’artiste incarne la chair vive. Des milliers d’élèves ont passé par là et appris leur métier ; mais nul ne saura mieux son métier que ce jeune paysan, qui se révèle d’une habileté de main prodigieuse. Ne pouvant entrer à l’Ecole puisqu’il lui manque le bacca-lauréat, il sera tout de même lauréat et admis au diplôme, après un test de génie. Ayant ouï dire officiellement que l’on devrait unir l’art et l’anatomie, par exemple en sculptant un Antinoüs écorché, il le fit ! et il n’est guère d’Académie depuis, qui n’en ait un exemplaire. Brancusi disséquait à l’amphithéâtre et sculptait ensuite en carabin. Plus habillé de ses muscles qu’il ne le fut de sa peau, son Antinoüs n’a rien perdu de sa beauté. Le rouge justaucorps, un peu épais du tronc, s’échancre en pointes sur les cuisses aux longs ovales : « L’an-tique » émerveilla l’Ecole, nouveau village. Le troisième village de Brancusi sera Paris. Il y vint à pied à 28 ans, che-mineau qui connaît la route et l’errance, pratiquées depuis ses 9 ans, âge où il se sauva de la maison paternelle pour n’y plus revenir. Les adultes ima-ginent mal, rétrospectivement, ce miracle humain que représente un enfant de 9 ans, même les pères, contraints de faire rentrer le génie hardi de l’enfance dans la discipline familiale. Mais lorsqu’à cet âge l’enfant doit se suffire et inventer sa vie, l’homme sera d’une forte trempe. La fugue décisive du jeune Constantin lui permît d’épanouir librement et sauvagement sa nature. Elle le forma précocement à la solitude peuplée d’oeuvres patientes que sera sa vie. A 28 ans, l’étudiant Brancusi débute à Paris, son rêve, comme plongeur de restaurant. Le menu assuré, tous les espoirs lui sont permis. Il entre à l’atelier de Mercié aux Beaux-Arts ; mais Rodin, de loin, l’attire. En 1906, il expose au Luxembourg, une Muse Endormie qui est de la manière du Maître : un beau visage à peine sorti du bloc. Rodin voit Fceuvre, félicite l’artiste et le fait entrer à son atelier. Plus tard, Brancusi refusera de devenir son assistant, arguant que rien ne pousse à l’ombre des grands arbres. Durant toute cette période où le jeune artiste cherche sa voie, il lui arrive d’exécuter une sculpture par jour. Il la détruit le lendemain, rageur de cette « sculpture de cadavres ». Comment y échapper, ne pas recommencer Rodin, Bourdelle ou Maillol, ne pas être un de ces milliers de sculpteurs de cadavres qui pullulent dans les ateliers et les académies du monde entier depuis des siècles ? Il ne sait pas encore. En attendant son génie lui fait trouver un biais merveilleux : produire lui aussi des chefs-d’oeuvre du genre, faute de mieux. La commande d’une stèle au cimetière Montparnasse lui en donne l’occasion., C’est le célèbre couple du Baiser, dont les jambes repliées très haut contre le torse sont les jambages d’un M majuscule — la majuscule de la Mort. Quelle différence avec le Bartholomé si admiré du Père-Lachaise, copie d’une porte d’hypogée antique vers laquelle vont des acteurs sculptés jouant aux morts ! Le musée de Philadelphie possède une autre version du Baiser, presque cubique, monolithique, à peine figurative, d’une audace magistrale. L’audace sert à l’artiste. L’année suivante, de même qu’il a quitté à 9 ans la maison paternelle, il quitte à 30 ans son jeune passé, ses admirations, la tradition à laquelle il vient d’ajouter. Il quitte tout pour un ordre nouveau qu’il va créer à mesure : il entre en Brancusi. Une seconde Muse Endormie sera la première oeuvre brancusienne. C’est une tête coupée, dont la décollation symbolique signifie la cassure avec l’ordre ancien, en même temps que réceptacle de pensée génialement repensé, elle inaugure une véritable Epopée de l’Ovale, géométrie de suavité longue et lisse. Les traits ne sont pas absents, mais comme désormais chez Brancusi la biologie se fait architecture. Les arcades sourcilières sont placées très haut et la ligne du nez qui prend naissance entre elles descend très bas, plus bas que la triangula-tion parfaite des narines, jusqu’à la triangulation de la bouche. Ainsi, une fine nervure départage le visage en ogives géminées. La tête de la Muse Endormie, qui date de 1909, est devenue comme un document d’époque, car il a incarné, à l’insu de son auteur, le prototype de la Femme moderne ! Les modélistes s’en sont emparé, notamment Siegel qui en a tiré de ravissantes variations ; les Instituts de beauté aussi. Elle est surtout l’annonciatrice des autres Têtes, de plus en plus dépouillées, de moins en moins figuratives, qui vont désormais jalonner l’ceuvre de Brancusi-Celui-ci va sculpter des corps : Premier Pas, Fontaine de Narcisse, Princesse X, dont les ovales font des sortes d’arbustes à tête. A peine achevés, en effet, l’artiste en modèle à part le fruit, l’ovale mûri non sur leurs branches, mais dans son cerveau créateur. Ainsi, alternant avec les portraits en pied, à la synthèse hardie, se succèdent des astres abstraits : Prométhée (1911), chef mal tranché qui conserve encore une faible indication nasale ou buccale ; Mlle Po-gany (1913), première version ; Narcisse (1914), qui partage avec la précédente une stylisation des yeux, inouïe. Enormes, exorbités, envahis par leur cornée opaque qui les bombe comme une grossesse, ce sont à la fois des yeux d’aveugle et les yeux lunettiers propres à notre époque routière de terre, d’air et de mer. Mlle Pogany (1913) et Narcisse (1914) sont des bustes. En 1915, le Nouveau-Né est un ovoïde comme la deuxième Muse Endormie, Au fond, rien n’est plus parfait ni plus bête qu’un ceuf et sa pente en séries indéfinies. Aussi Brancusi se garde-t-il bien de cette géométrie de pont-aux-poules. Une taille nette en sifflet à l’une des extrémités, deux légers renflements, font du Nouveau-Né un chef-d’oeuvre de pureté plastique. La Tête de Jeune Fille (1922) coïncide juste avec l’art des Cyclades, tant elle est proche de la Tête d’Idole de l’île d’Amorgos. Toutes deux évasées donnent au mot Tête cette signification que les Gallo-Romains lui ont restituée pour nous. Renflées à la base, arasées en haut en cercle parfait, elles ne se distinguent guère que par le nez en touche de piano, de l’Idole. Celle de Brancusi emporte la palme de l’abstraction. Cette dernière triomphe davantage encore dans le Commencement du Monde (1924), galet vivant dont les dures molécules de marbre se resserrent sur toutes les latences figuratives, sans en livrer une seule. Le Torse de Femme en onyx, qui comprend seulement le bas du torse et les cuisses coupées, n’en est pas moins abstrait, malgré l’indication de l’entre-jambes. Dans ce veri,e feurg », sent frémir le mystère des parturitions futures.