Grand salon. Murs blancs; couverture des sièges blanc, vert, jaune; lampes de Gia-cometti; tapis point noué laine naturelle. (Chez Al. R. Patenôtre, à Nice.) C’est l’un des paradoxes mortels de la poésie. J’entre dans une pièce que vient de quitter Jean-Michel Frank. Je veux dire une pièce qu’il vient de terminer. Quelque part, inapercevable, un mécanisme secret déroule du silence et de la solitude. La chambre en est pleine. Elle va en vivre à l’insu de ses habitants possibles, qui croiront être seuls à l’animer. C’est ainsi qu’à Rome, la nuit ne descend pas du ciel, elle se déverse avec une angoissante précision de cette énorme machine qu’est le Colisée, montagne de la Lune, infatigable clans son labeur d’appareil nocturne, d’appareil alimenté par le vide, et qui le transforme en une ombre qui part d’une course folle à travers places et rues, comme le sang au milieu du lacis des artères. Une pièce décorée par Jean-Michel Frank se présente à moi sous des apparences semblables. Une ville. Je voudrais y circuler, m’y perdre, en interroger les surfaces, les parois, le territoire, à une échelle qui placerait le fauteuil ou la table, en face de moi, comme des monuments démesurés. Par jeu, ou par angoisse, ces deux mots n’étant pas d’ailleurs très loin de me signifier le même désir. A la vérité, par intuition de ce que l’art d’un décorateur comme Jean-Michel Frank est commandé, avec une constance admirable, par des exigences architecturales. Il faudra y revenir. Je parlais de solitude. Une chambre de Jean-Michel Frank, même abandonnée, même vide, si nous en surprenions l’espace délaissé à travers une meurtrière des murs, ou le simple trou d’une serrure, nous apparaîtrait .habitée, ou 6